Aller au contenu

Page:Lanson - Histoire de la littérature française, 1920.djvu/758

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
736
les tempéraments et les idées.

pellerais la littérature vivante : ce sont ces Mémoires si naïfs, où il nous décrit sa carrière de beau gars limousin lancé à travers la plus libre société qui fût jamais, où il promène avec un si parfait contentement de soi-même sa robuste médiocrité parmi les cercles les plus distingués de ce siècle intelligent : corps, esprit, moralité, tout est solide, massif, insuffisamment raffiné chez ce paysan parvenu de la littérature.

Les livres d’Helvétius [1] et de l’abbé Raynal [2] sont des œuvres mortes : ils n’eurent jamais qu’une valeur extrinsèque, qu’ils empruntèrent aux passions de parti. Helvétius, très honnête homme et très bienfaisant, réduisait toute la morale à l’intérêt bien entendu. Il faisait dépendre tout le progrès de l’humanité, tout le développement de la civilisation de la conformation de nos organes ; et par une inconséquence singulière il croyait à la toute-puissance de l’éducation : il estimait que tous les esprits sont à peu près égaux, et que toutes les différences intellectuelles résultent de l’inégalité de culture ; or, si l’on ramène tout au physique, c’est le contraire qui est vrai ; il n’y a pas d’éleveur qui croie que, pour avoir un bon étalon, il suffit de bien nourrir n’importe quel poulain. Raynal est au-dessous d’Helvétius : il a fait un livre à tiroirs, d’où s’échappent à tous propos toutes sortes de déclamations contre Dieu, la religion et le gouvernement ; il invitait ses amis à lui en apporter, et Diderot s’est fait son fournisseur.

D’Holbach [3] vaut mieux. Ce baron allemand qui traitait les philosophes, peut n’être qu’un écho : c’est un écho intelligent. Il a compris les idées qui s’échangeaient à sa table ; la façon dont il les réduit en système le prouve. Négation de la métaphysique, souveraineté des lois physiques, déterminisme, évolution, progrès, nécessité et efficacité de l’expérience, réduction de la conscience morale à une disposition organique héréditaire que modifient les habitudes et les sensations, en théorie poursuite de la jouissance, en pratique accomplissement du bien : voilà les principales idées que met en lumière la forte unité du fameux livre de d’Holbach.

Condillac [4] est le philosophe des philosophes. C’est un grand et

  1. Claude Helvétius (1715-1771), fermier général, et maître d’hôtel de la reine : De l’esprit, 1758, in-4 ; De l’homme, 1772, 2 vol. in-8. — À consulter : Keiin, Helvétius, sa vie et son œuvre, 1907. — Helvétiuis, médiocre litterateur, marque dans l’histoire des idées. Il a eu l’idée des science morales, c’est-à-dire de traiter les choses morales par les méthodes des sciences physiques et naturelles. L’entreprise était au-dessus de son esprit et de son temps : mais il est un des ancêtres du positivesme anglais et français du xixe siècle (11e éd.).
  2. L’abbé Raynal (1713-1796) : Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des Européens dans les Deux Indes, 1780. 4 vol. in-8.
  3. Le baron d’Holbach (1723-1789) : le Christianisme dévoilé, 1756, in-8 ; Théologie portative (1768) ; surtout le Système de la nature, 1770, 2 vol. in-12
  4. L’abbé de Condillac (1714-1780), précepteur du prince de Parme : Essai sur