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diderot.

ce qui était sien s’est incorporé à la substance du personnage original dont la vision intérieure guidait sa plume. Dès qu’il conte, il voit ; figures, mouvements, locaux et accessoires, tout est dans son œil, vient sous sa plume ; et son conte est une suite d’estampes.

Mais les estampes ont des légendes ; et la légende est romantique : tout au moins Diderot tend au romantisme. De la nature, il respecte surtout sa nature ; et pourvu qu’il soit, et qu’il soit lui, il ne lui chaut du reste. Le Neveu de Rameau est un heureux accident : ailleurs le subjectif se mêle à l’objectif ; aux impressions de la nature extérieure se superposent, s’enchevêtrent, s’accrochent, les élans, les enthousiasmes, les indignations de Denis Diderot, toute une individualité effrénée, bruyante, encombrante. Déjà il porte en lui les germes du lyrisme romantique. En voici la preuve dans deux phrases :

« Le pinson, l’alouette, la linotte, le serin, jasent et babillent tant que le jour dure. Le soleil couché, ils fourrent leur tête sous l’aile, et les voilà endormis. C’est alors que le génie prend sa lampe et l’allume, et que l’oiseau solitaire, sauvage, inapprivoisable, brun et triste de plumage, ouvre son gosier, commence son chant, fait retentir le bocage et rompt mélodieusement le silence et les ténèbres de la nuit [1]. » Ne voilà-t-il pas déjà du Chateaubriand ?

« Le premier serment que se firent deux êtres de chair, ce fut au pied d’un rocher qui tombait en poussière ; ils attestèrent de leur constance un ciel qui n’est pas un instant le même ; tout passait en eux, autour d’eux, et ils croyaient leurs cœurs affranchis de vicissitudes. Ô enfants ! toujours enfants ! » Et ce sont textuellement deux strophes de Musset. Mais le plus curieux, c’est d’aller chercher ce jet de lyrisme où il s’est produit, dans Jacques le Fataliste. Au milieu de la réaliste histoire de Mme de la Pommeraye, tout d’un coup une déchirure se fait dans l’écorce du récit ; une poussée de sentiment jette ces cinq lignes brûlantes, dont nul personnage, ni l’auteur même n’endosse la responsabilité ; aussitôt tout se calme ; et deux minutes après nous buttons sur une énorme polissonnerie. Voilà l’incohérence de Diderot. Il y a de tout dans son style : analyse, synthèse, idée, sensation, hallucination, réalisme, romantisme ; c’est un monde grouillant, qui n’a pas toujours la beauté, qui du moins a souvent la vie.

Cela nous mène à une autre considération : c’est la substitution chez Diderot d’un idéal nouveau à l’idéal classique. Et elle se fait encore, parce qu’il est l’homme de la nature. La nature n’a cure de la beauté, de ce que les hommes conviennent d’appeler ainsi.

  1. Phrase déjà citée par M. Faguet.