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le patriarche de ferney.

sensation. Telle qu’elle est, c’est un des exemplaires, je ne dis pas les plus nobles, mais les plus complets et les plus curieux des qualités et des défauts de la race française, de ces Welches dont il a dit tant de mal, et qui se sont aimés en lui.

Si l’on voulait se représenter ce que notre vieille littérature, purement française, aurait pu donner sans la Renaissance, à quelle perfection originale elle aurait pu parvenir sans le secours et les modèles de l’art antique, je crois que le xviiie siècle peut nous le montrer, et, dans le xviiie siècle, Voltaire. Son style est exactement à la mesure de son intelligence, un style analytique, précis, limpide, qui résout ou fond toutes les difficultés, tout en lumière avec très peu de chaleur, merveilleusement adapté à l’expression des idées, c’est-à-dire de la nature dépouillée de ses formes concrètes et rendue intelligible par l’abstraction. Ce style manque d’éloquence, de poésie, de pittoresque. Voltaire a peu de sens : du moins il ne fait pas attention aux sensations que lui fournissent les choses extérieures ; il les emploie à vivre, à penser ; il ne les prend pas elles-mêmes pour matière d’art. Voltaire est tout nerfs, et toujours agité de passion : mais il écoute ses nerfs ou sa passion comme chacun de nous ; il ne fait pas des impressions de ses nerfs, des vibrations de sa passion l’objet immédiat d’un travail d’art. En un mot, il n’a pas l’imagination qui utilise les formes sensibles en vue du plaisir esthétique. Son style n’est nullement artiste [1]. Il voit toutes choses du point de vue de la raison : l’idée du vrai est comme la catégorie de son esprit, hors de laquelle il ne peut rien concevoir. Il n’y a pour lui au monde que des sottises, des erreurs, ou des vérités. Toutes les injustices, toutes les oppressions, tous les crimes sont perçus par lui comme effets de jugements infirmes. Ainsi le fondement de l’ironie voltairienne, de ce ricanement fameux, est identique à celui du comique moliéresque ; cette façon de prendre les choses par la raison plutôt que par le sentiment est éminemment française.

Si l’on essaie d’analyser l’ironie voltairienne, on s’aperçoit qu’elle a un caractère rigoureusement mathématique. Elle consiste surtout en deux opérations : 1° la réduction de l’inconnu au connu ; 2° la démonstration par l’absurde. Mais tandis que le mathématicien convertit ses formules sous nos yeux, et nous conduit à sa conclusion par une suite de propositions constamment évidentes, Voltaire

  1. J’ai indiqué dans l’Art de la Prose, 1909, comment il fallait restreindre ce jugement trop absolu. J’ai montré ce qu’il y avait de jeu sur les sonorités des mots, de correspondances et de parallélismes dans la prose des contes et des facéties de Voltaire, et comment elle amusait l’oreille en saisissant l’intelligence. J’ai montré ce qu’il y avait de réalisme sensualiste dans cette prose : c’est-à-dire que les idées y étaient résolues en notations concrètes, en faits et images qui les symbolisaient. Tout demeure subordonné à l’idée, à la démonstration, mais tout est, sinon tableau, du moins dessin, qui traduit aux yeux la pensée de l’artiste (11e éd.).