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les tempéraments et les idées.

conscience, le champion de la morale, de la vie future et de la Providence. Il était pourtant philosophe aussi ; il alla tout simplement plus avant que les autres, et fit sortir la négation de leurs principes du développement de ces principes mêmes : il fut plus indépendant, plus ennemi que personne de la tradition, de la discipline, de la règle ; il fut carrément, outrément individualiste, jusqu’à renverser les dernières barrières qu’on eût respectées, les deux règles élevées sur la ruine de toutes les règles, la raison et le savoir-vivre. Ainsi il contredit les philosophes en les dépassant. Mais la différence essentielle, la voici : parmi tous les intellectuels qui l’entourent, Rousseau est un sensitif. Au milieu de gens occupés à penser, il s’occupe à jouir et à souffrir. D’autres étaient arrivés par l’analyse à l’idée du sentiment : Rousseau, par son tempérament, a la réalité du sentiment ; ceux-là dissertent, il vit ; toute son œuvre découle de là. Aussi, tandis que la leur apparaît surtout comme analytique, critique, négative, destructive, la sienne fait l’effet d’être synthétique, poétique, positive, constructive. Il y a chez eux plus de haine et d’ironie, chez lui plus d’enthousiasme et de ravissement.

Lorsqu’on essaie de définir Rousseau par opposition aux philosophes de son temps, un homme nous gêne : c’est Diderot, cet adorateur de la nature, cette machine à sensations, cette source d’enthousiasme. Dès qu’on parle en termes généraux, il semble qu’il recouvre Rousseau, qu’il le double, et souvent se confonde avec lui. Il y eut en effet entre ces deux hommes de grandes affinités de nature. Mais Diderot s’est trouvé être un petit bourgeois français condamné à perpétuité au labeur de bureau, à l’écrivasserie : la société l’a nourri, élevé, absorbé. Rousseau eut ce bonheur de vivre hors de la société jusqu’à quarante ans, ou à peu prés. L’homme de la nature, le sauvage, il l’a été, il l’a vécu, avant de le décrire : il a quêté les plaisirs naturels, physiques ou sentimentaux, tout à la joie de la quête et de la possession, n’ayant pas une arrière-pensée de convertir les émotions de son cœur en copie pour l’imprimeur. Encore ici, il a l’être, le sentiment effectif et présent : Diderot n’a que l’idée, la velléité, et plutôt le dégoût du réel auquel il ne peut échapper. Il faut donc voir Rousseau vivre avant de l’écouter parler.

    F. Brunetière, Études critiques, t. III et IV. Faguet, XVIIIe siècle. Chuquet, J.-J. Rousseau, Coll. des Grands Ecriv. fr. in-16, 1893. Merlet et Lintilhac, Études littéraires sur les classiques français, t. II, 1894, in-12. J. Texte, J.-J. Rousseau et les Origines du cosmopolitisme au XVIIIe s., 1885, in-8. E. Ritter, la Famille et la Jeunesse de J.-J. Rousseau, Hachette, 1896. Asse, Bibliographie, 1901. J. Lemaître, J. J. Rousseau. D. Mornet, ouvr cité. Ducros, J.-J. Rousseau.