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Page:Lanson - Histoire de la littérature française, 1920.djvu/805

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jean-jacques rousseau.

sociales, et enseignement des qualités sociables. Donc aucun genre ne favorise les erreurs, les vices, les maux institués par la société, plus que le genre dramatique. Et voilà le point d’attache de Lettre sur les spectacles : établir à Genève un théâtre, c’est inoculer d’un coup à une simple population toute la corruption sociale.

La conclusion des deux discours, c’est qu’il faut revenir à la nature, mais — et c’est l’idée qu’il faut bien apercevoir pour ne pas attribuer à Rousseau une inconséquence qu’il n’a pas commise — mais « la nature humaine ne rétrograde pas » ; il y a trop loin de l’état civil à l’état naturel pour qu’on puisse repasser de celui-ci à celui-là. Si on le pouvait, on nous rendrait plus malheureux : car « l’homme sauvage et l’homme policé diffèrent tellement par le fond du cœur et des inclinations que ce qui fait le bonheur de l’un réduirait l’autre au désespoir [1] ». On nous rendrait plus malheureux : mais, de plus, on nous dégraderait. Car l’homme civil, d’un certain point de vue, est supérieur à l’homme de la nature. « Quoiqu’il se prive dans cet état de plusieurs avantages qu’il tient de la nature, il en regagne de si grands, ses facultés s’exercent et se développent, ses idées s’étendent, ses sentiments s’ennoblissent, son âme tout entière s’élève à tel point que, si les abus de cette nouvelle condition ne le dégradaient souvent au-dessous de celle dont il est sorti, il devrait bénir sans cesse l’instant heureux qui l’en arracha pour jamais, et qui, d’un animal stupide et borné, fit un être intelligent et un homme [2]. »

Rousseau se garde donc bien de nous inviter à restaurer en nous l’orang-outang, primitif exemplaire de notre humanité. Mais, conservant l’agrandissement de l’être intellectuel, l’ennoblissement de l’être moral, il nous propose de rendre à cet être perfectionné la bonté, la liberté, le bonheur qui furent les attributs naturels de l’homme primitif : voilà en quel sens nous pouvons refaire en nous l’homme de la nature.

Cette œuvre de restauration comprend deux parties : la restauration de l’individu, la restauration de la société.

La restauration de l’individu se fera, d’abord, par l’éducation [3]. La nature est bonne et la société mauvaise ; laissons faire la nature, et écartons la société : tâchons de soustraire l’enfant à son influence. La nature a fait le sauvage : faisons de notre élève un sauvage ; fortifions son corps, développons ses sens. Exerçons l’instinct ; aidons la réflexion à se dégager des sensations ; attendons,

  1. Disc. sur l’inégalité, éd. Lefèvre, t. IV, p. 186.
  2. Contrat social, L. I, chap. VIII.
  3. On voit s’amorcer aussi la doctrine de l’Émile sur le Discours de l’inégalité, éd. Lefèvre, t. IV. p. 133.