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les tempéraments et les idées.

il condamne la société, il venge la nature : il fait croire surtout à la possibilité de refaire l’homme naturel dans l’homme civil : il est possible, puisqu’il est.


3. LES SOURCES DES IDÉES DE ROUSSEAU.


L’œuvre de Jean-Jacques est éminemment individualiste. Toute sa doctrine sort de la constitution particulière de son moi, et des conditions où ce moi a pris le contact de la société. L’homme que la nature l’avait fait s’est trouvé impropre à la vie sociale telle que ce siècle l’entendait, par conséquent froissé, révolté : il s’est replié sur lui-même, et il a trouvé la raison des choses. Son homme de la nature, c’est l’être d’instinct qu’il a été, sensuel, égoïste, pitoyable, incapable de suivre une autre loi que l’impulsion présente de son cœur : c’est l’ancien bohème, ignorant du savoir-vivre, gauche, timide, dépaysé dans le monde, dupe des formes qui adoucissent le frottement des égoïsmes, et y attachant à contresens une monstrueuse hypocrisie. La société selon la nature, c’est celle que peut rêver un homme de peuple, ennemi du luxe et des aises dont il se passe, heureux dans sa vie simple, mais humilié par l’opinion qui en fait une vie inférieure : un homme du peuple qui a pâti, a vu pâtir autour de lui, jalousement égalitaire pour ces deux causes, et réduisant tout à l’antithèse de la richesse et de la pauvreté. Un immense orgueil enfle ses théories : amour-propre de sensitif, suffisance d’autodidacte, vanité de timide, fierté aussi d’une conscience qui s’est faite péniblement, et de chute en chute s’est élevée toute seule à la moralité.

Les événements de sa vie lui ont fourni les formes où la doctrine s’est coulée. Il a vu lever le soleil au Monte en face de Turin, en 1728 ; et l’abbé Gaime qui l’y a mené, lui a fourni, avec l’abbé Gàtier, le professeur du séminaire d’Annecy, les traits du Vicaire savoyard ; de sa passion profonde pour Mme  d’Houdeto est sortie la Nouvelle Héloïse [1] : les amours de Julie et de Saint Preux, ce sont les leurs, brutalement tranchés dans la réalité, délicieusement achevés par le rêve ardent de son désir ; les paysages où s’encadrent ces amours, ce sont les bords du lac de Genève, de son lac ; et les sensations de ses personnages dans cette charmante nature, ce sont les siennes, ses profondes émotions d’enfance.

Assurément on peut saisir hors de Jean-Jacques, dans la société et la littérature, des influences qui se sont imposées à lui, qui ont déterminé les formes de sa pensée. Diderot, dans leurs premières

  1. Le roman était commencé avant la deuxième visite de Mme  d’Houdetot, où Jean-Jacques s’en éprit.