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Page:Lanson - Histoire de la littérature française, 1920.djvu/818

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les tempéraments et les idées.

j’indiquerai seulement les vérités capitales du livre. Rien de plus profond, au point de vue de la vérité, de plus efficace, au point de vue de la moralité, que l’idée du renouvellement intégral de l’être moral, sur laquelle pivote toute l’action du roman. Dans une crise douloureuse de sa conscience, Julie se relève de sa faute, purifie son âme, et la crée à nouveau : elle sort de l’église, où on la mène malgré elle, avec une volonté prête à l’effort moral. Dans la profondeur de son sens religieux, Rousseau a trouvé cette fois le sens psychologique, qu’il n’avait guère à l’ordinaire. À cette crise tient toute la vérité du caractère de Julie, si solide sous la phraséologie du temps : ses luttes, son progrès, ses rechutes, sa quiétude endolorie, font une admirable histoire d’âme. L’autre vérité du livre, c’est la guerre déclarée au mensonge social : notre société vieillie vit d’une vie factice, elle s’est fait des sentiments, des jouissances, un honneur, une morale hors de la vérité ; ses préjugés autorisent le mépris de la vertu plutôt que des convenances. Et le pis est qu’après avoir demandé à l’homme le sacrifice de sa conscience, de sa pureté, de sa droiture, elle ne lui tient pas la promesse de bonheur par où elle l’a séduit. C’était une pensée originale et haute d’essayer de fonder les relations de deux êtres unis par la société sur la franchise absolue de tous les deux, à l’égard de l’autre, et à l’égard de soi-même.

L’Émile, avec toutes les corrections de détail qu’il nécessite, est le plus beau, le plus complet, le plus suggestif traité d’éducation qu’on ait écrit. Nous devrons y revenir, toutes les fois que nous voudrons organiser l’ensemble ou réformer une partie de l’éducation. La forme seule est raide, mécanique, artificielle : elle semble diviser l’âme et la vie en compartiments symétriques par des cloisons étanches qui ne laissent point de pénétration réciproque. Mais il ne faut pas s’arrêter à l’aspect du livre. L’idée première en est rigoureusement scientifique : si le développement de l’individu répète sommairement l’évolution de l’espèce, l’éducation de l’enfant doit reproduire largement le mouvement général de l’humanité. Et ainsi l’âge de la sensation précédera l’âge de la réflexion ; l’éducation physique précédera l’éducation intellectuelle ; d’abord on fortifiera le corps, on aiguisera les sens, et l’on n’exercera l’esprit qu’au service des sens et du corps : Émile sera un petit sauvage, robuste, adroit, rusé. L’intelligence aura son tour : mais on ne peut rien faire de mieux pour elle que de lui préparer d’abord de bons organes, qui puissent lui fournir toutes les impressions, exécuter toutes les actions dont elle aura besoin.

On a coutume de critiquer les scènes machinées par le précepteur pour l’acquisition des idées morales et la formation de la raison ; on trouve un peu puérils les moyens sensibles par où Émile