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indices et germes d’un art nouveau.

bénir : c’était un nerveux, inquiet, chagrin, pétri de fierté et d’amour-propre, ambitieux, aventureux, toujours mécontent du présent, et toujours ravi dans l’avenir qui le dégoûtait en se réalisant, un solliciteur aigre, que le bienfait n’a jamais satisfait, mais a souvent humilié, un égoïste sentimental, qui aimait la nature, les oiseaux, les fleurs, et qui a sacrifié à ses aises, à ses goûts, les vies entières des deux honnêtes et douces femmes qu’il épousa successivement : il accepta ces dévouements béatement, sereinement, comme choses dues, sans un mouvement de reconnaissance, sans même les apercevoir. Jamais caractère d’écrivain ne fut plus en contradiction avec son œuvre.

Et cependant cette œuvre s’explique par son caractère. La société le froisse : il se rejette vers la nature. Il la regarde et l’interprète selon le besoin de son cœur ; il y réalise son rêve d’ordre, d’harmonie, de bonté universelle, que la société avait trompé. Le malheur, c’est que le pauvre homme veut expliquer la nature sans être savant, et en se passant de la science. À chaque page des Études de la nature, son ineptie scientifique éclate : il n’y a que lui qui à cette date puisse douter de la puissance des méthodes. Il n’y a que lui aussi qui puisse trouver des arguments en faveur du mouvement du soleil autour de la terre. Il est désolant de suffisance sentimentale, quand il rejette sans la comprendre la théorie du rendement de la terre vers l’équateur, et rend compte du flux et du reflux, ou du déluge, par la fonte des glaces polaires. Compagnon des dernières promenades de Rousseau, il répète les leçons de son maître comme un élève inintelligent. Cette haute doctrine de la Providence que Rousseau avait relevée, Bernardin de Saint-Pierre la compromet dans de ridicules applications, dans des raisonnements niais. Tout l’univers est une machine artistement montée par la Providence pour procurer le bien-être de l’homme : ce ne sont qu’harmonies, concerts, convenances, consonances, prévoyances, sans parler des compensations qui sont encore des

    citations. Toute sorte de plans politiques l’occupent, il envoie mémoires sur mémoires aux ministres, sans oublier les mémoires de ses services et de ses droits, se fâche des gratifications pécuniaires qu’on lui accorde, et les empoche après s’être fâché. La misère le décide à écrire : son Voyage à l’île de France (1773), ses Études de la nature (1784) le font célèbre, et Louis XVI le nomme Intendant du Jardin des Plantes. La Révolution lui enlève ses places et ses pensions : elle en fait un professeur à l’École Normale. Napoléon et le roi Joseph lui rendent plus qu’il n’a perdu. Marié deux fois, père d’un Paul et d’une Virginie, il jouit de sa gloire aussi paisiblement que son caractère quinteux le lui permet. Il meurt en 1814, à Éragny-sur-Oise, où il avait sa campagne.

    Éditions : Œuvres complètes, 1813-1820, 12 vol. in-12 ; 1833, 2 vol. in-8. Correspondance, 4 vol. in-8, 1825. — À consulter : Arvède Barine, Bernardin de Saint-Pierre, coll. des Gr. écriv. de la France, in-16, 1891 ; F. Maury, Étude sur la vie et les œuvres de Bernardin de Saint-Pierre, 1892 ; Souriau, Bernardin de Saint-Pierre, 1905 ; Ruinât de Gournier, Amour de philosophe, 1905.