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la littérature pendant la révolution et l’empire.

ce titre, Bonaparte et moi sous-lieutenants ignorés, cette phrase, mon article remua la France, cette autre, ma brochure (De Buonaparte et des Bourbons) avait plus profité à Louis XVIII qu’une armée de cent mille hommes, cette autre, ma guerre d’Espagne était une gigantesque entreprise, cette autre encore, j’avais rugi en me retirant des affaires, M. de Villèle se coucha : voilà l’orgueil sottise. Il y a quelque chose de risible dans la gravité de cette question, qui revient à la fin de maint chapitre : Et si j’étais mort à ce moment-là ? S’il n’y avait pas eu de Chateaubriand ? quel changement dans le monde !

L’orgueil le prémunit contre l’ambition. Il voulait être au pouvoir : il ne voulait pas le demander, ni descendre aux moyens de l’obtenir. Il ne voulait rien devoir qu’à l’ascendant de son nom et de son génie. Il attendait dans son coin qu’on lui offrît le monde ; il enrageait d’attendre, mais il n’eût pas allongé la main pour le saisir. L’orgueil guérit les mécomptes de sa vie politique : quand on ne lui donnait rien, si je voulais, disait-il ; quand on lui avait retiré, si j’avais voulu ; et la certitude qu’il avait pu tout prendre, tout garder, et qu’il avait tout méprisé, le consolait. Il n’avait pas l’étoffe d’un ambitieux : il ne savait pas mettre l’orgueil bas.

Cet orgueil sans limite s’accompagnait d’un manque absolu de volonté : effet, ou cause, ou l’un et l’autre. Il a rêvé, désiré, jamais voulu : s’il était originellement capable de vouloir, je l’ignore, mais on ne l’a pas exercé à vouloir ; on l’a tantôt contraint, le plus souvent lâché, abandonné à la folie de ses impulsions spontanées. Je ne crois pas qu’il y ait à tirer de sa vie un seul acte de volonté : des élans d’instinct, des sursauts de passion, tout au plus. Son action est surtout négative : elle consiste en général à choisir des modes d’inaction. La réserve dédaigneuse de son orgueil, dans la quête du pouvoir, le dispense d’exercer sa volonté, de choisir des voies où il engagera son effort : elle couvre superbement un éternel rien faire. Il n’est volontaire à aucun degré : pas même impulsif. Il n’est pas de ceux que l’exaltation des sentiments sollicite aux actes. Toute son énergie fuse en idées et en rêves.

Nul n’a plus vécu par l’imagination : son orgueil et son inertie y trouvaient également leur compte. La réalité ne se laisse pas pétrir à notre gré ; et il faut une rude main, une âpre volonté, pour lui imposer l’apparence qui nous flatte. Il y a dans cette lutte, même quand elle se termine par notre succès, de durs moments pour l’amour-propre ; la victoire est toujours partielle et passagère : elle coûte à l’orgueil et ne le satisfait guère. Chateaubriand, dès l’enfance, trouva dans le rêve d’immédiates et d’absolues jouissances, des conquêtes faciles et complètes ; il se fit un monde en idée, et se sentit maître du monde. Il se donna toutes les joies, toutes les grandeurs, sans avoir besoin de personne : et