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chateaubriand.

et Lamartine. La tristesse pessimiste, séparée du sentiment chrétien, se retrouvera dans Vigny : sans compter qu’un chapitre du Génie du Christianisme me paraît bien lui avoir indiqué Eloa[1].

De Chateaubriand aussi procède Hugo, par les descriptions pittoresques[2], par les visions épiques, par l’usage de l’érudition historique. Il ne me paraît pas douteux que Chateaubriand n’ait fourni à Hugo le premier modèle de ces énumérations prestigieuses, de ces narrations grandioses où il se plaît[3]. Il y a dans la conception même des Martyrs et des Natchez l’idée d’une Légende des siècles, et V. Hugo la dégagera par l’élimination du romanesque. De ce romanesque enveloppant l’épique, il fera Notre-Dame de Paris ou les Misérables, le monde du moyen âge et le monde contemporain, et deux mondes dans chaque monde, truands et seigneurs, pauvres et riches. La destination première des Mémoires d’outre-tombe me paraît même avoir suggéré à Hugo l’idée de cette résurrection périodique qu’il s’est préparée en réglant la publication de ses œuvres posthumes.

Le bas romantisme, le romantisme orgueilleusement atroce ou scandaleux, peut aussi, je l’ai indiqué, se réclamer de lui.

D’une façon générale, la place que, dans le roman, dans la pensée, dans l’histoire même et les ouvrages de philosophie ou d’érudition, tient aujourd’hui la peinture de la nature, de Sand à Loti et de Michelet à Renan, cette place a été marquée par Chateaubriand[4].

Avec les motifs d’inspiration, il a révélé la forme : il a rétabli, l’art et la beauté, comme objets essentiels de l’œuvre littéraire. Il a offert sa phrase artiste, harmonieuse, expressive, simple, tantôt nerveuse, tantôt onduleuse, tantôt large et calme ; et sa prose a fait entendre ce que pouvaient être des vers. Il a indiqué des modèles, Dante, Milton, surtout la Bible, qui par lui a été classée définitivement comme un des « classiques » de la littérature universelle, qu’on n’a plus le droit d’ignorer.

  1. Génie, II, iv, 10.
  2. A V. Hugo et à tous les autres, le Génie a révélé le moyen âge, le gothique.
  3. Comparer l’énumération des tribus indiennes, chacune avec sa particularité pittoresque, et les énumérations de V. Hugo (l’armée de Sennachérib dans Cromwell, l’armée de Xerxès dans la Légende, etc). Comparer le Waterloo du t. VII, p. 21, des Mémoires, au Waterloo des Châtiments (Expiation). La manière historico-dramatique et historico-pittoresque de Chateaubriand (Mém., t. VII. p. 65) est celle de V. Hugo. Je ne sais si la lecture des Mémoires d’outre-tombe (la partie postérieure à 1815), n’a pas été pour quelque chose dans la conception historico-sociale des Misérables. En général, il me semble que Chateaubriand, dans sa personne, dans sa vie, a été le modèle que V. Hugo a voulu répéter et dépasser.
  4. De Chateaubriand (après une lettre du Pr. de Ligne et les Ruines de Volney) date le voyage, pittoresque, sentimental et philosophique à la fois, mélange de tableaux et de méditations.