Aller au contenu

Page:Lanson - Histoire de la littérature française, 1920.djvu/931

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
909
polémistes et orateurs.

son maître le roi de Sardaigne : il passa quatorze ans de sa vie (1802-1816) dans cet exil de Saint-Pétersbourg, vivant pauvrement, stoïquement, jugeant de haut les événements et les hommes, et composant dans son loisir ses principaux ouvrages. Avec plus de netteté, de logique et de vigueur que Chateaubriand, il nie tout ce que le xviiie siècle avait cru, et d’où la Révolution était sortie. Il balaye pèle-mêle Montesquieu, Voltaire, Rousseau. Il veut la royauté absolue, sans limite et sans contrôle : la limite est dans la conscience du roi, le contrôle dans la justice de Dieu. Pas de pouvoirs intermédiaires, ni de division des pouvoirs, ni de constitution écrite : pas de droit, hors et contre le droit du roi. Pareillement dans la religion, un seul pouvoir, le pape : plus d’Église gallicane, plus de libertés gallicanes ; le pape souverain et infaillible. Le roi, au temporel, le pape au spirituel, sont les vicaires de Dieu, commis au gouvernement des hommes par la Providence qui dirige visiblement les affaires du monde. La passion de l’unité anime de Maistre ; il hait tout ce qui sépare, tout ce qui distingue ; il ne conçoit pas l’harmonie d’éléments multiples ; il y a unité où il y a volonté unique, et elle n’existe que dans l’absolu despotisme.

J. de Maistre emploie toute son imagination, tout son esprit, toute sa logique à rendre révoltante cette âpre doctrine. C’est un lieu commun théologique, que le problème du mal est en corrélation avec le dogme de la Providence, qui en fournit la solution : J. de Maistre prend un malin plaisir à exagérer atrocement le règne du mal sur la terre. La Providence a créé tous les êtres pour s’égorger. La société n’a pu changer la loi divine de la nature : afin que le sang coule, elle a la guerre, et elle a le bourreau [1]. On dirait qu’il a peur de séduire : il s’attache à saisir chaque idée par la face paradoxale ou choquante ; nous ne pouvons le lire sans nous sentir constamment taquiné, bravé, dans toutes les affirmations de notre raison.

Et ce légitimiste renforcé, en fait, était assez libéral, à la façon de nos anciens magistrats du Parlement : il haïssait, ou méprisait les émigrés ; il tenait la Révolution pour un fait providentiel, comme tous les autres [2], et, ce qui est plus méritoire, comme un fait historique, qui devait changer les maximes du gouvernement

    respondance diplomatique, 1860, 2 vol. in-8. — À consulter : F. Descostes, J. de Maistre avant la Révolution, 2 vol. in-8, 1893. E. Faguet, Politiques et moralistes du xixe siècle, G. Cogordan, J. de Maistre (coll. des Gr. Écr. fr.), Hachette, in-16.

  1. Soirées de Saint-Pétersbourg, 7e et 1er entretiens.
  2. Considérations sur la France. Il tenait l’idée de morceler et de détruire la France pour une idée absurde, et le fait, s’il se réalisait, pour un des plus grands maux qui pussent arriver à l’humanité. (Cf. la lettre du 28 oct. 1794 au baron Vignet des Étoles.)