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Page:Lanson - Histoire de la littérature française, 1920.djvu/972

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l’époque romantique.

laisser-aller qui n’est au fond que la volupté paresseuse d’une âme trop richement douée, il priva ses vers de la souveraine perfection : il a compromis son nom et leur durée, et s’est exposé à n’être que le délicieux berceur des molles somnolences.

Pourtant c’est un grand poète, le plus naturel des poètes, le plus poète, si la poésie est essentiellement le sentiment. Ce vaporeux, cette indétermination, qu’on trouve chez lui, cela vient justement de ce qu’il rend surtout le sentiment, autant que possible épuré des idées, des perceptions, des faits, qui le produisent ou l’accompagnent chez tous les hommes. Et cette épuration se fait spontanément en lui, par un instinct, une loi de sa nature : il est la poésie absolue ; ni penseur, ni peintre, ni historien. Ce n’est pas qu’il ne sache comprendre, regarder, raconter[1] ; mais je tâche de saisir ici la disposition fondamentale de son âme.

Elle apparut dès les premières Méditations : c’était un flux égal et large de poésie élégiaque, délicate, élevée, gracieusement, nonchalamment et profondément mélancolique. On y lisait les impressions, comme les vibrations et les colorations successives d’une âme tendre et noble. Pas un paysage arrêté ; pas un fait précis. Lisons l’Isolement : une montagne, un vieux chêne, un fleuve, un lac, des bois, une église gothique, un crépuscule, un angélus, où situer tout cela dans l’univers ? Dans la suite,

Un seul être vous manque et tout est dépeuplé :

quel est cet être ? Par quel lien tenait-il l’âme du poète ? Ni hors de lui, ni en lui, il ne nous montre rien : rien que sa profonde désespérance, et ses aspirations vagues vers un lieu qui n’a pas de nom. Dans le Lac, une barque, un couple : où ? qui ? On n’apprend rien que le sentiment du poète : « Hélas sur nos amours qui durent peu ! sur nous qui durons peu ! aimons donc, aimons vite. » Et ainsi de toutes les pièces : ont-elles un sujet ? Il s’enfonce dans une brume légère et brillante, qui noie tout. Tout ce qui est circonstance, réalité, forme visible de l’être s’efface : chaque Méditation n’est guère qu’un soupir, et Lamartine gagne cette gageure impossible d’établir par des mots entre son lecteur inconnu et lui ces intimes communications qui se forment dans la vie réelle par le silence entre deux âmes sœurs. De là, la pénétration singulière de cette pensée presque immatérielle.

  1. Il est capable d’idées, capable même de connaissance exacte. Mais à l’ordinaire il ne se soucie pas d’être exact. Lorsqu’il parle de lui, en prose, il rêve encore et poétise : faits, lieux, dates, il brouille tout. Il faut croire à ses vers qui coulent de son âme, et se défier de sa prose qui prétend nous instruire de sa vie.