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CONTRIBUTION DE LA GUADELOUPE



à part moi sur ce phénomène : "Serait-ce donc que j’y vois trouble, me disais-je, et mon état de condamné à mort, a-t -il ainsi modifié mon organisme ? Mais alors j’ai donc peur !…" Et, quoique je ne sentisse aucun effroi, la peur d’avoir peur m’avait saisi. Le mot du directeur me tira donc de peine. Sans lui répondre autre chose à mon tour, qu’un lieu commun, j’en tressaillis, dans le fond de mon cœur, de satisfaction. La conversation fut ensuite amenée sur ma position : "Vous voulez donc vous faire tuer ? me dit mon interlocuteur. Je ne crains pas la mort plus que vous ; mais à votre place, précisément parce que vous tenez tant à votre cause, je chercherais à me conserver pour elle." L’histoire des précédents condamnés à mort par la Cour des Pairs m’avait appris qu’après l’arrêt, de hauts personnages officiels avaient fait auprès d’eux des démarches ayant pour but de les pousser à demander leur grâce ; et, malgré mon espoir presque certain qu’on se dispenserait envers moi de toute tentative de cette espèce, je m’étais cependant tenu prêt à repousser l’homme et l’outrage, s’ils osaient venir, par ce seul mot : "Sortez ! " Mais la personne qui me parlait n’avait aucune mission avouée. Elle se posait, au contraire, comme faisant abstraction de sa qualité de directeur, et obéissant seulement à ce sentiment qui porte toute créature humaine à désirer le salut et le bien de son semblable. Je pus donc lui répondre froidement, comme quelqu’un qui fait abstraction aussi : "Le seul moyen en ce moment de me conserver pour ma cause, c’est d’avoir la tête coupée pour elle. Voilà le seul et véritable service que je puisse lui rendre de ma personne. Vivant, qu’étais-je ? un simple soldat susceptible de tirer un coup de fusil comme mille autres. Mort, au contraire, je deviens une puissance, et c’est de ce jour, pour ainsi dire, que mes ennemis commencent à avoir affaire à moi. Aussi, il faudrait que je fusse bien sot pour leur sauver ce danger-là ; et, quant à ces cinq pieds six pouces de chair qui se