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Page:Larivière - L'associée silencieuse, 1925.djvu/12

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L’ASSOCIEE SILENCIEUSE

sa vieille roue. J’étais pauvre, sans instruction — c’est à peine si j’avais fréquenté cinq ans la petite école — bien mal fichu de ma personne, lourd, trop naïf et un peu niais…

— Oh ! papa ! je proteste contre ce portrait, c’est une injure au bon goût de maman !

— Non, non, petite, il est vrai… j’étais tout ce que je viens de dire ; mais cependant, j’avais l’âme remplie d’ambition… je venais d’épouser la plus jolie femme de Maska…

— Pierre !

— Inutile de protester, maman, nous en avons la preuve vivante.

— Et non seulement la plus jolie fille de Maska, mes enfants, mais aussi la plus intelligente et la meilleure. Pourquoi cette chère Laure m’avait-elle choisi au milieu de tant de partis riches et brillants qui s’étaient présentés, je ne l’ai jamais compris ?…

— Je le comprends bien, moi, coupa Ghislaine.

— Lorsque l’âme débordante de bonheur, j’eus la certitude que Laure Demers, la fille recherchée du vieux Docteur Demers, m’avait choisi entre tous pour partager sa vie, je me fis le serment de me rendre digne de son amour. Autrefois, les chevaliers parcouraient le monde, accomplissant sur leur passage des actions d’éclat afin de venir déposer leurs lauriers en hommage aux pieds de leur Dame ; le page ou le valet qui revenait ainsi chargé de gloire pouvait faire oublier l’humilité de la condition d’où il était parti… Mais les jours de la chevalerie étaient passés, mon arène, à moi, était bien loin d’être brillante… J’étais meunier, rien que meunier, le prosaïque meunier que l’on a ridiculisé à travers les âges… meunier… je ne devais pas l’oublier.

Meunier ! Profession bien banale à première vue ; mais comme en son humilité elle recelait de grandeur et de noblesse cette tâche quotidienne sous laquelle avaient ployé trois générations des miens ! Être le trait-d’union entre la terre qui fait germer et pousser le blé, le soleil qui le mûrit, Dieu qui bénit la moisson et le feu qui cuit le pain… Être un facteur dans la production du pain, cet agent de force et de vie, ce principe de tout effort… Ce champ d’action bienfaisante ne valait-il pas les anciennes arènes closes où des hommes s’entre-tuaient par vaine parade de force animale ? Sous le sourire encourageant de ma Dame, je me mis à la tâche… Au prix de quelle somme de travail, de constance et d’énergie le vieux moulin à meule de mes aïeux s’est transformé en la magnifique entreprise que vous savez, mes enfants, c’est là un secret que seuls Laure et moi, pouvons connaître… Combien de fois nous avons tremblé sur la vie de notre pauvre et cher moulin ? À trois reprises, nous fûmes à deux doigts de la débâcle. Avec nos moyens plus que modiques, il a fallu remplacer l’ancien outillage depuis longtemps démodé, il a fallu faire face à la concurrence des trusts, aux sauts subits des marchés, étendre notre clientèle afin de produire à meilleur marché en produisant plus. À l’industrie mère sont venues se greffer successivement la boulangerie, la biscuiterie et l’usine de pâtes alimentaires. Et à chacun de ces changements, à chacune de ces additions, c’était de nouvelles hésitations, des craintes qui nous envahissaient. Aujourd’hui que les jours d’anxiété sont passés, qu’il nous fait bon de se rappeler nos peines, nos efforts, nos inquiétudes et même nos revers passagers ; mais surtout, qu’il est meilleur encore de pouvoir se rendre le témoignage que, dans cette association non seulement de nos vies mais aussi de notre fortune, ta mère et moi, nous n’avons jamais senti, même dans nos plus dures angoisses, le doute de nous-mêmes nous envahir ! Associée silencieuse à tous mes labeurs, votre mère a su faire sentir en chacune de mes actions, sa bienfaisante influence ; mais jamais elle n’est sortie de son rôle de mère et d’épouse, d’ange du foyer.

— Oh papa ! laissez-moi vous embrasser !

— Pourquoi ce débordement de tendresse, petite Ghislaine ?

— Je vous aime tant quand vous parlez comme vous venez de le faire et comme je comprends bien maman de vous avoir choisi entre tous !

— Je vous avoue, mon cher papa, dit à son tour Étienne, que je n’ai jamais compris comme je viens de le faire la grandeur de votre vie ; mais encore une fois, puisque vos rêves sont maintenant réalisés, puisque, comme les preux de jadis, vous avez récolté les lauriers convoités, pourquoi ne pas faire comme eux et venir en savourer les délices auprès de votre Dame ?

— Je me suis tellement identifié à mon moulin que je ne pourrais vivre loin de lui. Je suis comme ces vieux chevaux de pompiers qui brisent leurs chaînes pour courir au feu quand sonne le signal de l’incendie…

— Imitez les poilus de la dernière guerre qui, l’objectif remporté, allaient en arrière prendre le repos mérité.

— C’est que, lorsque les poilus laissaient la ligne de feu, d’autres troupes bien fraîches venaient prendre leur place, maintenaient les positions et même allaient encore de l’avant… Moi, je n’ai personne derrière moi…

— Vous vous trompez, papa, je suis là !

— Toi, Ghislaine ?…

— Eh oui ! pourquoi pas ? Ce n’est pas pour rien que je m’initie à la vie de l’usine.

— Ma petite Ghislaine chérie, je t’avoue ne pas te voir à la tête d’une meunerie…

— Ce n’est pas la vocation d’une jeune fille de se faire industrielle, ma chérie, notre lot, à nous, c’est d’être épouse et mère…

— Ce n’était pas non plus l’état d’une jeune fille de se faire générale d’armée et cependant, Sainte Jeanne d’Arc a bien pris le commandement des soldats de France lorsque le roi et ses généraux oublièrent que leur devoir le plus sacré était de défendre le patrimoine de cette France contre les étrangers !

— Méchante, c’est une pierre que tu jettes dans mon jardin !