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Page:Larivière - L'associée silencieuse, 1925.djvu/19

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L’ASSOCIÉE SILENCIEUSE

— À tout à l’heure, alors.

— Va mon chéri, amuse-toi bien, profite de tes vacances, il te faudra travailler ferme, cette année, pour ta classe de Belles-Lettres.

— Ne craignez pas, je saurai me rendre digne de votre affectueuse tendresse.

— Tu sais, nous tenons, Alice et moi, à aller te couronner, l’an prochain.

— Je vous promets de remporter tous les premiers prix.

Laissées seules, les orphelines enlevèrent le couvert, lavèrent la vaisselle, s’occupèrent durant quelques instants aux menus soins du ménage et, lorsque tout fut bien rangé, tout soigneusement disposé, elles prirent leur ouvrage de couture et vinrent s’asseoir sur la véranda.

Les orphelines occupaient, rue Concorde, près du pont, le logement où elles étaient nées et où étaient morts leur mère et leur père. Cette humble demeure, qui constituait tout leur actif, faisait en quelque sorte partie intrinsèque de leur vie.

Ce quartier de la ville, exclusivement habité par d’humbles ouvriers et de petits rentiers, n’est pas joli, il a été, il y a une quinzaine d’années, rasé presque complètement par une conflagration et se trouve ainsi privé des beaux grands arbres qui en faisaient autrefois le charme et qui constituent le pittoresque de Saint-Hyacinthe. Mais les demeures, si proprettes, si soigneusement entretenues, toutes recouvertes d’un vert rideau de vignes sauvages offrent au promeneur un charme irrésistible en leur simplicité, on y sent partout ce souci de l’ordre et du soin, le désir du beau que la fortune de la vie ne permet pas de réaliser. Du côté de la rivière, le paysage immédiat est moins attrayant encore. L’Yamaska, endiguée à l’autre extrémité de la ville, n’y présente plus qu’une série de flaques croupissantes, entre les aspérités du banc d’ardoise qui forme son lit. Du côté de la ville, la plage est plate, sale, envahie par une végétation grossière et poussive recouvrant à peine les nombreux déchets que les crues du printemps y charrient et qu’on y laisse pourrir.

Mais quand le soir, le soleil se mire en ces innombrables lacs minuscules et leur prête l’éclat varié de ses rayons ultimes, on se croirait transporté soudain en quelque pays féerique.

Et puis, sur la rive sud, verte et escarpée, se dessinent gracieusement les petits villages de Saint-Joseph et de La Providence avec leurs ormes centenaires que leur position, sur la hauteur de la rive, fait paraître gigantesques.

Mais, ce soir, Alberte était insensible à la beauté ou à la laideur du paysage et, pendant que son aiguille glissait sous la pression de son doigt, sa pensée avait délaissé l’humble logement d’ouvrières, l’image souriante et doucement ironique du beau jeune homme entrevu cet après-midi hantait ses esprits et y jetait un trouble jusqu’alors inconnu. Est-ce que, par hasard, Ovila aurait dit vrai, que les Princes Charmants ne seraient pas tous disparus ?


CHAPITRE V

LE SOLEIL QUI LUIT


Étienne Normand au Docteur Louis Durand.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Bien cher ami : —

Oui, mon vieux, en dépit de ta recommandation expresse, c’est à l’ami et à l’ami seul que j’écris. Tant pis alors si le médecin lit ma lettre en contrebande et y découvre certaines épithètes qui ne seraient pas de nature à lui plaire.

Je suis au milieu des miens depuis vingt quatre heures à peine et je sens déjà la bienfaisante influence de la vie familiale, le malaise dont je souffrais est à moitié dissipé ; encore une dizaine de jours de cette cure merveilleuse et je serai complètement guéri, je te reviendrai frais et dispos, bien en forme, comme on dit, en terme de sport, pour de futurs combats. N’en déplaise à cet imbécile de Docteur Durand — et surtout, que mon ami Louis Durand ne se froisse pas si je malmène un peu trop son autre personnalité —, la vie est belle et bonne quand elle est remplie de bataille, de combats et de coups. Dans le domaine intellectuel comme dans celui de la force brutale, le sang de l’adversaire vaincu et terrassé sent toujours bon…

Il était juste dix heures et douze minutes quand le convoi portant ton très humble serviteur arriva en gare de Saint-Hyacinthe.

Le trajet de Montréal à Maska n’est certes pas très palpitant. On a beau l’avoir fait à mainte reprise, en quittant la gare Bonaventure, on est toujours tenté de mettre le nez à la portière ; mais le spectacle infecte qui s’offre à nos yeux a bien vite fait de nous dégoûter. Alors, grognon, on s’enfonce dans son siège, on prend un journal ou un livre, on lit et, si l’on a eu la précaution de monter dans un fumoir, on grille une, deux et autant de cigarettes que dure le trajet.

C’est ce que je fis, non sans avoir auparavant jeté un coup d’œil sur mes compagnons de route. Pas très intéressant, ces malheureux… Il y avait d’abord, me faisant face, trois habitants de Saint-Bruno, fumant un infecte tabac canadien et discutant vaches, cochons et chevaux ; sur l’autre banquette, deux villageois de Saint-Basile se disputaient sur une question de chemin et mettaient tant de feu à leur discussion, criaient si fort, que l’on se serait un moment cru en période électorale ; à mes côtés, se prélassait un freluquet dont je n’ai pas pu deviner la destination, mais ayant l’air sottement fat, fumant avec des airs d’extase un mauvais cigare de cinq sous. Enfin, sur la dernière banquette, un curé quelconque essayait de convaincre son voisin de la merveilleuse qualité de pondeuse qu’aurait la poule « chanteclerc ».

Heureusement, j’avais apporté avec moi le dernier volume de Larose, tu sais, cet éphèbe que, comme maints imbéciles de son acabit, ce crétin de Docteur Durand prise si