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Page:Larivière - L'associée silencieuse, 1925.djvu/33

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L’ASSOCIÉE SILENCIEUSE

espèce de triangle qu’affectionnent les automobilistes mascoutains pour leurs promenades de la soirée. En moins de quinze minutes, Étienne et sa sœur se retrouvaient en ville ; mais au lieu de suivre la théorie de promeneurs, le journaliste vira de nouveau et prit par le pont.

— Encore ? Mais c’est une frénésie !

— Tu n’aimes pas cette promenade, sur le bord de l’eau, petite sœur ?

— Si tu veux te promener sur le bord de l’eau, pourquoi ne pas aller vers Saint-Damase ?

— Tout à l’heure, nous y irons.

— Si nous revenions par le pont de la rue Cascade, la promenade serait plus longue ?

— Non, c’est cette partie de la ville qui me plait.

— Dis donc plutôt que ce sont ses « habitantes »…

— Méchante ! Et il rougit plus encore.

La même petite comédie se renouvela, et, quelques instants plus tard, la voiture prenait le pont pour la troisième fois.

— Oh non ! c’est trop fort, cette fois, tu te moques de moi.

— Ne te fâche pas, sœurette, je te promets que c’est la dernière fois.

— Bien sûr, au moins ?

— Et puisque tu le désires, nous irons vers Rougemont. Et il y avait dans sa voix une telle prière que, cette fois, Ghislaine n’y put tenir.

— Au fait, si tu le veux, je vais descendre chez mes amies, j’ai quelque chose à demander à Alice, au sujet du pique-nique.

C’était le prétexte rêvé par le jeune homme pour se retrouver en présence d’Alberte et lorsque la voiture arriva devant l’humble demeure, il mit les freins.

— Bonsoir, mes amies, dit Ghislaine aux deux jeunes filles qui étaient venues à sa rencontre, j’ai une foule de choses à demander à Alice, au sujet du pique-nique.

— Mais alors, entrez, Mademoiselle Ghislaine et vous aussi Monsieur, dit l’aînée, si toutefois la demeure de deux vieilles filles ne vous effraie pas trop ?…

— Deux vieilles filles ! Ne dites pas de telles abominations, Mademoiselle, répondit bêtassement Étienne ému et un peu bébête comme le sont tous les amoureux au début d’une nouvelle flamme. Dis donc, petite sœur, est-ce bien long, ce que tu as à communiquer à Mademoiselle Dumont ?

— J’en ai pour une bonne demi-heure.

— Pourquoi ne pas monter avec nous, alors ?

— Mais oui, il fait si bon ce soir et puis, vous savez, mon frère est un chauffeur de tout repos.

— Nous aurions peur d’être indiscrètes.

— Et vous, Mademoiselle ? demanda Étienne à Alberte.

— Moi, je fais toujours ce que « petite mère » décide.

— C’est oui alors ! Prenez ma place, Alberte, je vais m’asseoir en arrière avec Alice, nous pourrons causer sans être dérangées.

— Un moment que je ferme la porte à clef.

Dix minutes plus tard, l’auto roulait sur la route poudreuse qui conduit vers Saint Damase et Rougemont.

Il faisait une de ces belles soirées de juillet, soirées aux cieux sereins, à l’atmosphère sonore, toutes remplies de paix, de poésie et de vie au repos.

La main au volant, le pied sur les freins, l’œil sur la route de plus en plus sombre, Étienne restait silencieux, ivre de vitesse, de joie et d’espérance.

Durant tout le temps que dura cette promenade féerique, à peine hasarda-t-il quelques regards furtifs vers sa compagne, à peine lui adressa-t-il deux ou trois fois la parole lui demandant si elle n’avait pas froid, si la brise la fatiguait, de ces banalités enfin dont les amoureux ont le secret et cependant comme il se sentait parfaitement heureux de la savoir près de lui, confiée à sa garde, sereine dans la foi qu’elle avait de la justesse de son coup d’œil, de la fermeté de sa main, de la pondération de son jugement…

Et lorsque, deux heures plus tard, il vint les ramener chez elles, il lut en ses beaux yeux une telle gratitude heureuse, un tel don de son cœur qu’il comprit bien que jamais plus il ne pourrait se détacher d’elle et qu’elle aussi lui faisait l’offrande de sa vie…

— Es-tu contente de ta promenade, petite sœur ?

— Et toi ?

— Moi, je t’aime, ma petite Ghislaine, si tu savais comme je t’aime ! Et il accompagna cette protestation d’un affectueux baiser.

— Moi aussi je t’aime, mon grand frère chéri, je t’aime parce que tu es bon, que tu as une âme noble et généreuse. Je suis persuadée que tu ne ferais jamais une vilaine chose et c’est pourquoi je me suis prêtée ce soir à une action bien grave… Promets-moi que je n’aurai pas à le regretter…

— Sois sans crainte, ma mignonne… si tu savais comme je suis changé depuis que je suis auprès de vous ?

— C’est vrai, il me semble retrouver le bon grand frère de jadis.

« Comment diantre peut-il être si heureux, se demandait Ghislaine en se mettant au lit, je ne les ai pas perdus des yeux un moment et c’est à peine s’ils ont échangé dix mots durant cette promenade ? Bah ! ce n’est pas toujours lorsque l’on parle qu’on se dit les choses les plus profondes !…

CHAPITRE X

LE FEU QUI PÉTILLE.


La glace était enfin rompue et durant les deux semaines qui suivirent, Étienne ne négligea aucune occasion de se retrouver sur le chemin de la jeune fille.

À la sortie de l’usine, où il se rendait maintenant régulièrement chaque après-midi, il s’ingéniait à trouver une raison pour s’excuser de ne pas accompagner son père et Ghislaine et guettait les deux sœurs pour leur faire un bout de conduite. Le soir, sa flânerie le conduisait infailliblement vers l’humble quartier où elles demeuraient, insensiblement il était devenu un intime de la maison où il avait trouvé en la personne du