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Page:Larivière - L'associée silencieuse, 1925.djvu/36

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L’ASSOCIEE SILENCIEUSE

grands yeux profonds, le sourire de madone heureuse, l’âme fraîche et candide d’Alberte ?…

Et Alberte ?…

Ils s’aimaient, s’aimaient éperdument, sans oser se le dire, sans oser même se l’avouer à eux-mêmes ; mais le feu sous les cendres n’en est pas moins brûlant, il arde, il consume et n’attend qu’une brise plus forte pour jaillir en une lumineuse flambée.

— Dis donc, grand frère, tu nous négliges, depuis quelques jours, lui dit sa cadette en sortant de table le lendemain soir.

— Moi ? Allons donc, jamais je n’ai été aussi affectueux pour vous !

— Mais ces longues soirées durant lesquelles tu nous laisses seuls, papa, maman et moi ?

— Méchante sœurette, qui se mêle de moucharder !

— Pour ce que cela est difficile ! Il n’y a que maman à ne pas comprendre…

— Et toi ?

— Moi ? Il y a longtemps que j’ai deviné ton secret… Crois-tu que…

— C’est une confidence que tu veux ?

— Bah ! On ne confie pas ce qui est un secret de Polichinelle ! Tu l’aimes donc bien, ma petite amie Alberte ?…

— Hélas !

— Comment ? Hélas !

— J’ai peur que des projets que je caresse ne rencontrent pas l’approbation de papa et de maman.

— Quant à papa tu as tort, ce n’est pas lui qui te désapprouverait…

— Mais notre mère ?…

— Je t’avoue que tu vas rencontrer plus d’opposition de son côté. Elle avait formé sur toi certains projets…

— Oui, je sais, avec Louise Gareau…

— Ah ! tu avais compris ?…

— Pour ce que c’était difficile à comprendre…

— Enfin elle ne désire rien plus que ton bonheur et puis, il est trop tard pour reculer, maintenant. Je t’avais averti, tu te rappelles ?

— Qui te parle de reculer ? J’aime profondément Alberte, je sens qu’avec une femme comme elle pour épouse, je serais capable de belles et grandes choses. Au contact de son âme, je me suis senti un tout autre être. Ma foi, mon ardeur, mes enthousiasmes de jadis, mes idéals de collège, ma jeunesse en un mot, me sont revenus… Je me suis senti renaître à la vie comme après une longue maladie, un rêve affreux et, si je la perdais, je sens que le cauchemar me reprendrait… Et cependant, j’ai peur…

— Aie confiance, mon grand, laisse parler ton cœur c’est encore le meilleur guide de nos actions.

— Bonne Ghislaine !

— Je t’aime tant ! Bonsoir, on t’attend là-bas et il ne faut jamais faire attendre les Dames… Une seule chose que je te demande : Sois prudent, ne t’engage pas définitivement avant d’avoir consulté papa et maman.

— Je te promets, petite sœur.

Une demi-heure plus tard, Étienne entrait dans l’humble logement d’ouvrières.

— Vous êtes un ancien du Patronage, Monsieur Normand ? s’enquit Ovila, le Père Eugène m’a parlé de vous cet après-midi.

— Comment ? Le père Eugène est en ville ?

— Il est reparti pour Montréal où il doit passer deux semaines avant son retour à Québec. S’il avait su votre présence ici plus tôt, il serait allé vous voir. Il m’a montré votre portrait, dans le cadre des « Anciens ».

L’évocation de ses années de Patronage avait réveillé chez lui tout un monde de souvenirs… Le Patronage !… Que de joyeux moments il y avait passés autrefois, à jouer à la « buche », au « échasses » ou aux « Barres Militaires » ! Il se faisait alors une gloire de compter parmi les pionniers de l’œuvre de ne l’avoir jamais désertée… Et puis insensiblement il s’en était détaché, comme de tant d’autres choses, conduit par la vie et ses exigences. Durant quelques années il avait correspondu avec le vénérable Directeur qui avait veillé sur sa jeunesse puis, le Père Eugène ayant lui-même été appelé à quitter Saint Hyacinthe, ces correspondances s’étaient peu à peu espacées et enfin était venu l’oubli… Et cependant, comme ils étaient réconfortants les bons conseils du Père Eugène !

Mais Alberte était si jolie ce soir là que bientôt se dissipa l’impression pénible que lui avait causée cette évocation du passé et le journaliste se laissa aller à la douce réalité du présent ensoleillé.

Discrète, Alice s’était retirée à l’écart, prétextant un travail urgent. Elle s’était installée dans la salle à manger, laissant les amoureux au boudoir.

La conversation roulait depuis quelques instants sur ces sujets banals et insipides dont les amoureux qui ne se sont pas encore fait d’aveux décisifs ont le secret et auxquels ils savent découvrir, par un sortilège inouï, un charme incomparable.

— J’oubliais de vous dire que j’ai lu votre article sur Saint-Hyacinthe… Comme c’est indulgent pour nous ! Mais surtout, comme c’est différent de ce que vous aviez l’habitude d’écrire…

— Avez-vous aimé mon étude ?

— On aime toujours entendre dire du bien de soi !… Et puis, c’était une telle révélation, une chose si imprévue chez vous…

— Que voulez-vous dire ?

— Nous étions habituées à trouver chez vous une telle ironie… et votre étude sur notre chère ville vibre de sincérité filiale.

— Est-ce à dire que vous préfériez mon mode d’hier ?

— J’aurais été chagrinée de vous voir aiguiser votre sarcasme sur votre ville natale, cela m’aurait paru de l’ingratitude. Quand j’ai vu au sommaire de la revue le titre de votre article, je vous avouerai franchement que j’étais émue… mais mes craintes ont vite disparu…

— Vous n’aimiez pas mes articles d’autrefois ?

— Vous me faisiez peur… il y avait tant de rancœur dans ce que vous écriviez alors…

— C’est qu’alors, je voyais la vie sous son