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L’ASSOCIÉE SILENCIEUSE

sans ambages… tu es bien malade… si malade que je me demande si, avec la faible emprise que j’ai sur les déséquilibrements nerveux, je pourrai jamais arriver à parfaire une cure chez toi…

Te voici donc en mal d’amour, malheureux pédant qui s’était jusqu’ici cru réfractaire à ce genre d’affliction !… Et surtout, ne va pas te récrier ; les symptômes du mal étaient déjà bien apparents dans la lettre que tu m’as adressée la semaine dernière… Quel feu, grand Dieu, quel feu !… et puis, si j’avais conservé quelques doutes ton éloge lyrique sur Maska et les mascoutaines, parues dans la Revue Indigène les dissiperait complètement.

Tu es amoureux… tu souffres de cette maladie morbide et presqu’incurable à laquelle tous les pauvres mortels sont appelés à rendre, tôt ou tard, un tribut déprimant… En somme, tu ne fais que suivre la loi commune : l’amour, c’est comme la coqueluche, la rougeole ou la scarlatine, à moins de vaccination, il faut tous y passer et, malheureusement, on n’a pas encore pu isoler le microbe du Cythère.

Ce qu’il y a de plus désastreux dans ton cas, c’est que la maladie t’assaille à un âge de la vie où ses effets sont plus grands, où les moyens de résistance sont plus affaiblis où les troubles qu’elle cause sont plus considérables et où souvent le mal laisse des dépressions qui affaiblissent à jamais la volonté, font perdre sa lucidité à l’intelligence et abandonnent l’âme en un état de débilité, de faiblesse et d’atrophie.

Tu connais, n’est-ce pas, la pathologie de l’amour, affection qui n’est en somme qu’une simple maladie nerveuse ? Toi qui étais un premier de classe au collège, tu dois te souvenir du mécanisme de l’œil et de tout le système nerveux ?

L’œil constitue une admirable caméra minuscule dont la pupille joue le rôle de lentille. L’image frappe la pupille et réfléchit, renversée, sur la paroi de la chambre noire qu’est l’œil lui-même. Le nerf optique la transmet au cerveau en la rétablissant en sa position normale. L’image y demeurera plus ou moins longtemps suivant la bonne volonté que mettra le patient à l’en extirper. Si elle est charmante, gracieuse, alléchante, attirante, la pensée s’en complaira, elle s’incrustera dans la matière grise et puis, par le canal varié du système nerveux tout entier, elle se répercutera dans tout l’organisme et y fera naître les désirs et les perturbations.

Sous la poussée du désir naissant, le sang coulera plus rapidement, les artères se gonfleront, le cœur battra plus fort, les bras auront des gestes inconscients d’enlacement, l’oreille voudra entendre le son de la voix de l’être désiré, les narines auront la fringale de son parfum et la bouche des démangeaisons de baisers.

À leur tour, les divers sens rapporteront au cerveau l’apport de leurs sensations, les y déposeront en hommage devant l’image adulée, le désir prendra une forme plus intense et ces malheureux sens, jamais rassasiés, redemanderont de nouvelles sensation et ce, au détriment de la douce quiétude de l’esprit que ces perturbations annihilent.

Et le mal d’amour est d’autant plus difficile à guérir que le patient se complaît dans son malaise. De toutes les maladies nerveuses, c’est la plus réfractaire au remède, car ces remèdes résident dans la volonté du patient. S’il voulait avec conviction chasser de son cerveau cette image perturbatrice, s’il voulait laisser sa raison dominer ses sens, il redeviendrait bien vite un être normal ; mais ce malade est sans énergie contre chaque nouvelle attaque, il attend avec une anxiété morbide chaque complication, ne craint pas la crise parce qu’il en aime les déprimants effets, redoute la guérison comme un désastre… S’il se produit la moindre accalmie à son mal, il se remue, s’énerve, court après la contagion et se démène tant et si bien que sous peu vient la rechute désirée intérieurement, dont il note les progrès avec une satisfaction délétère, et n’est satisfait que lorsque le mal est enfin définitivement incurable.

Mais s’il a un type d’êtres chez qui cette terrible maladie opère avec plus de certitude, c’est bien le tien, le type de l’aride et pédant intellectuel qui a gâché ses plus belles années de sève et de jeunesse à la vaine et chimérique poursuite de ses rêves abstraits !

Mon pauvre ami, avant de te lancer dans cette folle équipée d’amour, as-tu bien examiné ce que tu es ? Ce que fut l’orientation que tu as donnée à ta vie depuis ces dernières dix années ? Tu t’es évertué depuis nos jours de collège à faire taire chez toi ce qui n’était pas pure cérébralité, tu as atrophié ton cœur, tu es un fossile moral, un sec… As tu jamais songé que tu devais, comme tout simple mortel, faire l’éducation de tes organes sensitifs ? Mais non, tu étais tellement au-dessus de ce qui n’était pas fonction intellectuelle ! Tu n’as vécu que par ton cerveau et pour ton cerveau, tu as refoulé sans pitié ce qui était sentimentalité. Tu avais des yeux pour ne point voir la beauté des êtres et des choses qui t’environnaient, ton oreille n’a jamais recherché le charme prenant d’un secret amoureux, toujours et partout, tu as fait fi du sentiment… Tu n’as songé qu’à la bataille de la vie, la bataille âpre, brutale où les coups donnés comptent seuls… Tu as voulu la gloire, la renommée, l’adulation égoïstement, non pour la faire partager à un être aimé ; mais pour toi même, comme l’avare couve son trésor…

Tu t’es cru beau lutteur, tu n’étais qu’un spadassin fat et orgueilleux tu méprisais ce qui n’était pas froide raison, tu forçais ton cœur à ne pas battre, ton âme à ne pas s’émouvoir et si quelquefois, les larmes coulaient de tes yeux, c’était des larmes de rage impuissante devant l’adversaire qu’on ne peut terrasser ; si tes lèvres avaient parfois le sourire, c’était le sourire cruel et bête du boxeur qu’acclame la foule pendant que le vaincu se tord à ses pieds en d’atroces douleurs…

C’est la revanche de tes sens si longtemps tenus en esclavage qui s’opère aujourd’hui. Tu t’étais cru réfractaire aux traits du dieu charmeur… baisse la tête, fier bretteur…