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L’ASSOCIÉE SILENCIEUSE

son activité à ses seuls devoirs professionnels, conscient que dans l’épreuve qu’Alberte aurait à traverser il lui devait de l’assister continuellement de sa présence et de son inlassable tendresse.

Plus l’être est parfait, dans la nature, plus douloureuse et pénible est la grandiose opération de la vie qui se transmet. Lorsque l’on parcourt un pré en fleurs, que nous assistons à la conception et à la naissance des fruits nous sentons nos yeux réjouis du spectacle féerique de cette vie nouvelle qui voit le jour et qu’une brise parfumée vient saluer à son premier éveil ; l’oiseau qui couve jalousement ses œufs sur la haute branche de l’orme ou dans les arbrisseaux du bosquet n’en interrompt pas pour cela son chant ; mais la femme que Dieu a condamnée à enfanter avec douleurs voit dès les premiers jours de la conception apparaître la souffrance qui ne se terminera que par une plainte désespérée, plainte bien vite réprimée toutefois et que son cœur maternel changera en un long hymne de reconnaissance et d’amour.

Malgré sa douceur et son empire sur elle-même, Alberte ne pouvait se défendre de tomber sous la loi commune. Souvent elle se sentait faible et nerveuse. La crainte de l’inconnu, apanage de toute femme avant sa première maternité, la rendait soucieuse et irritable.

Peu habitué à voir Alberte faire montre de caprices et d’exigences, Étienne mit d’abord, avec raison, ces petites épreuves sur le compte de l’état précaire où se trouvait sa femme, et les supporta sans récriminer. Mais l’homme, et surtout l’homme à la robuste santé, ne peut comprendre la souffrance chez les autres. Égoïste et dominateur par nature, enclin à vouloir faire tout plier à ses désirs, il finit bientôt par se fatiguer d’avoir à supporter sans ne rien dire ce qu’il estime de purs enfantillages.

Malade, l’homme voudrait voir tout le monde en admiration devant son stoïcisme imaginaire, il ne peut comprendre que tous ne s’unissent pas à lui pour l’aider à supporter ses souffrances. En santé, il ne peut s’expliquer que les autres soient malades. Et si certaines circonstances lui ouvrent les yeux et lui font réaliser le devoir qui s’impose, il croit faire un acte d’héroïsme en l’accomplissant.

Personne moins qu’Étienne n’avait été préparé par son éducation et sa vie antérieure à affronter les quelques mois d’épreuves qu’il allait avoir à traverser. N’écoutant que la joie du moment, les premiers mouvements de reconnaissance que lui dictait son cœur devant la grande joie qui venait de lui être annoncée, il avait de bonne foi promis à Alberte de ne pas l’abandonner un seul instant, de remettre à plus tard tout travail qui ne serait pas essentiel à sa carrière et qui aurait pu le distraire d’elle et il était très sincère en faisant cette promesse. Il fit même durant un mois des efforts bien loyaux pour tenir parole ; mais la jeune femme sentait chez lui une telle contrainte, son sacrifice était tellement apparent qu’il en perdait tout son charme réconfortant.

Elle-même d’ailleurs, sentait qu’elle était quelque fois injuste pour son mari. Elle si douce, si bonne, si raisonnable, avait des exigences inconscientes qui avaient le don d’exaspérer Étienne et de lui laisser échapper des mots regrettables.

Alberte comprit alors que le sacrifice de la femme qui veut être mère doit être plus complet encore qu’elle ne l’avait imaginé, que son immolation doit se faire dans le silence et la solitude et qu’elle ne peut pas s’attendre à la voir partager, même par celui qui s’est engagé devant Dieu à être son soutien et sa force.

Après une de ces soirées que le silence rend pénible, elle avait rendu sa liberté à Étienne et sous prétexte qu’il ne devait pas entraver sa carrière en négligeant ses anciens travaux, elle l’avait persuadé sans peine à reprendre ses fréquentations des cercles d’étude.

Il n’était que temps, car le journaliste en était rendu à cette étape critique ou l’homme trouve terriblement lassant le devoir de tenir compagnie à sa femme malade. Depuis un mois, il lui faisait le sacrifice de ses soirées, il avait négligé ses travaux, il s’enfermait près d’elle, se réduisait à l’inaction et chez l’homme laborieux, quel sacrifice plus grand que de se voir réduit à l’inaction ! En toute conscience, il se croyait un véritable héros pour une telle condescendance. Oublieux de ce que devait être la vie de sa femme, il lui faisait un grief de ne la voir pas sourire continuellement, de ne pas avoir le calme et la gaieté d’autrefois… et puis, songeait-il, comment n’apprécie-t-elle pas le sacrifice que je lui fais.

En lui faisant cette suggestion, Alberte allait donc au-devant de ses désirs. Aussi se garda-t-il de trop se récrier.

— Tu as raison, ma chérie, je ne puis indéfiniment abandonner mes travaux. D’autant que mon ambition est maintenant doublée de la promesse d’un enfant… Mais tu es tellement seule, quand je ne suis pas auprès de toi…

— Je ne suis jamais seule, mon chéri, ta pensée ne me suit-elle pas toujours ?

— Mais enfin, tu n’as personne pour te tenir compagnie alors que tu aurais si besoin de distraction. Si je demandais à Alice de venir passer l’hiver avec nous ?

— Tu sais bien que c’est impossible, que ferait ton père sans elle ? Et puis Ovila ?

— Papa trouvera bien moyen de se donner une secrétaire temporaire et quant à Ovila, pourquoi n’entrerait-il pas comme pensionnaire au Séminaire ?

— Que tu es bon mon chéri…

— Je vais écrire à papa dès ce soir.

Trois jours plus tard, Alice arrivait chez le jeune ménage.

Dès ce moment, bien convaincu qu’en lui procurant la présence de sa sœur, il venait de faire à Alberte une très grande concession, Étienne se replongea dans ses études avec une nouvelle ardeur, anxieux de reprendre le temps perdu.

L’esprit libre du côté de sa femme qu’il savait entourée de tous les soins nécessaires, Étienne s’attardait chaque soir au journal et