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L’ASSOCIÉE SILENCIEUSE

qu’à rendre un juste tribut à l’adversaire.

Il se remémorait la brillante phalange de collaborateurs qui avait autrefois fait la gloire du journal, l’esprit national qui avait présidé à sa fondation et avait été le charme de sa vie intense, l’universalité des questions qu’on y traitait alors, le salutaire encouragement qu’y avaient reçu les jeunes talents cette vie active et débordante qui avait été l’apanage de la « Nation » avant que Lapointe n’en eût pris la direction et n’eût confiné son action à de vaines et stériles récriminations, à des braillages pleurnicheurs, ne l’ait réduite à la fonction d’organe de coterie. Pour ce groupe tyranniquement exclusif, le monde commençait à eux et se terminait là où cessait de se faire sentir leur influence et leur domination. Les adeptes de l’archiconfrérie sacrosainte étaient certains de trouver tant dans le journal lui-même que dans les feuilles et les organisations sœurs toutes les influences nécessaires pour faire mousser leurs petites personnalités, faire prendre leurs vessies gonflées pour des lanternes… Mais autant ils étaient acharnés à faire mousser partout et toujours un des leurs, autant ils étaient vigilants à décapiter les pauvres malheureux qui auraient voulu percer et monter sans passer sous leur houlette.

Si Étienne avait fait le trajet en compagnie de son supérieur, il lui aurait franchement conté son fait, aurait déversé sa bile, dit son mépris, on aurait discuté, peut-être même se serait-on expliqué ; mais il marchait seul, activant sa rancœur, jetant de l’huile sur le feu de son dégoût et, comme il entrait chez lui, il se sentait tellement écœuré de cette nitoucherie hypocrite, que son parti était arrêté ; dès ce soir, il enverrait sa lettre de démission au journal, et surtout, il serait calme et gai devant Alberte à qui il craignait de communiquer la fâcheuse nouvelle.

Contrairement à son attente, la jeune femme accueillit sans la moindre émotion ce qu’il craignait tant de lui annoncer.

— Et que vas-tu faire, maintenant, mon chéri ?

— Heureusement que je n’ai pas besoin de mon salaire pour vivre. Et quant à trouver à m’occuper utilement, je ne suis pas en peine. D’ailleurs, je compte bien reprendre du service régulier dans un autre journal. Je suis persuadé que les portes du « Devoir » me seraient ouvertes. En attendant, j’ai toujours mes collaborations à deux revues, la direction de mes syndicats ouvriers…

— Et puis… ta maison…

— Mon foyer… c’est à la vérité la plus belle de mes œuvres, la plus reposante, celle qui m’apporte le plus de félicité ; mais j’y perds mon mérite, j’y ai comme associée un ange sur lequel je m’en remets de tout le trouble… une petite femme bonne et sage qui le dirige pour moi…

— Vas-tu être plus libre à l’avenir ?

— Il va sans dire… et nous reprendrons notre bonne vie intime de jadis.

Mais si lorsqu’il donnait cette espérance à la pauvre Alberte, le journaliste était sincère, les évènements devaient lui apporter un démenti nouveau.

Le départ d’Étienne de la « Nation » avait été étouffé. Depuis qu’il avait laissé la presse à nouvelle, Étienne avait à plusieurs reprises porté de solides attaques contre ses anciens patrons, et ceux-ci avaient depuis longtemps pris le parti de l’ignorer. D’ailleurs, le fait qu’un pauvre noircisseur de papier laisse un journal est un fait si banal qu’on ne le considère pas digne de prendre la place que l’on consacre avec force manchettes à un chien écrasé dans la rue.

De son côté, Étienne ne tenait aucunement à faire du bruit autour de l’incident qui avait provoqué sa sortie du journal catholique, il se supposait encore beaucoup d’amis dans le cercle des journalistes de cette catégorie, et n’avait aucune intention de déserter la cause…

Comme il en avait l’habitude, il envoya sa copie à la revue mais à l’apparition de la livraison du mois, son article n’y était pas. Dans l’intervalle, il avait remarqué une certaine gêne chez ses amis de la veille, un malaise qu’il essayait en vain de s’expliquer ; insensiblement on semblait vouloir l’écarter. Lorsqu’il avait offert ses services à la rédaction du « Devoir », il sentit que là aussi, on l’avait desservi. On ne refusait pas péremptoirement ses services ; mais enfin, on s’excusait de ne pouvoir lui ouvrir le journal immédiatement : les cadres étaient remplis, nombre de demandes d’emploi antérieures à la sienne restaient à considérer et que sais-je…

Bref, découragé, Étienne décida d’attendre les événements tout en consacrant toutes ses énergies à ses seuls œuvres de syndicalisme ouvrier.

Là encore la Providence lui réservait une série d’épreuves bien démoralisantes. Ce fut d’abord une grève malheureuse, décidée en dépit de ses conseils et qui jeta sur le pavé près de trois mille pères de famille. Après bien des démarches, il parvint à régler le différent mais son influence était d’ores et déjà détruite dans le cœur de ces humbles qui avaient marché à sa voix, auxquels il avait laissé entrevoir des destinées trop ensoleillées, chez qui il avait fait se réveiller des désirs latents et qu’il n’avait pas su retenir lorsqu’ils avaient voulu conquérir en brulant les étapes leurs droits méconnus, mais bien légitimes.

Rapidement le travail d’organisation laborieusement édifié se désagrégeait, la discorde et la jalousie pénétraient dans les rangs, les défections se faisaient chaque jour plus nombreuses, et ceux qui restaient étaient bien souvent les moins sincères, ceux qu’une mince couche d’instruction avait rendus roués et qui espéraient par le moyen de l’organisation arriver à jouer un rôle quelconque, à se ménager quelqu’influence.

Avec la fonte des neiges avait disparu le dernier vestige des rêves enthousiastes et généreux d’Étienne.

— Et c’est l’ingratitude des hommes qui te décourage, mon cher enfant, lui disait avec une tendre bonté le Père Eugène à qui Étienne était venu raconter ses échecs successifs et sa rancœur contre l’ingratitude de ses