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Page:Larivière - L'associée silencieuse, 1925.djvu/67

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L’ASSOCIÉE SILENCIEUSE

se fera autour de toi…

— Mais enfin, à vous entendre, on croirait que personne ne dût se présenter.

— Autrefois, les conseils des nations étaient tenus par les vieillards que les ans avaient assagis et qui après avoir d’abord dans leurs sphères diverses, donné à la nation tout le fruit de leur force et de leur énergie, lui apportaient en tribut ultime l’offrande de leur sagesse et de leur expérience. Il est vrai qu’avec le progrès moderne, on a bouleversé bien des ordres d’idées. Enfin, mon cher enfant, réfléchis bien avant de ne rien accepter.

— Je vous le promets, mon père.

— Et surtout, pèse bien le grand sacrifice que tu vas demander à Alberte, la solitude forcée où tu vas être contraint de la laisser à un moment où elle aurait cependant besoin de ta continuelle présence.

— Je ne veux pas être un obstacle, mon père, et si Étienne refusait simplement à cause de moi, je vous avoue que je ne me le pardonnerais jamais.

— Chère enfant ! Comme tu es heureux mon garçon d’avoir une telle femme !

— Et croyez, père, que j’apprécie mon bonheur. Ainsi, chérie, tu ne voudrais pas que je m’abstienne à cause de toi ?

— Ce qui ne veut pas dire que je sois en faveur de te voir accepter. Que veux-tu, je ne suis qu’une petite campagnarde que la vie compliquée effraie. Nous sommes heureux ici, au milieu de tous ceux que aimons et qui nous aiment…

Le lendemain, Étienne partait pour la métropole où on l’avait mandé par téléphone.

La journée fut longue et pénible pour Alberte et son beau-père. Étienne allait-il accepter ? Vers cinq heures, comme elle se disposait avec Ghislaine à partir pour la gare, à la rencontre de son mari, elle fut appelée au téléphone. C’était Étienne : « Ne m’attends pas, ma chérie, je ne reviendrai que demain matin. »

— Ah !

— Nous avons ce soir une grande assemblée. Il n’y a encore rien de décidé ; mais je crois bien que je ne pourrai pas me dérober.

— Vraiment ?… As-tu bien réfléchi ?

— Mon élection est assurée et dans un mois tu seras la femme d’un député ! Bonsoir ma chérie, à demain.

— Bonsoir. Et il y avait dans sa voix une telle expression de tristesse que Ghislaine en fut frappée.

— Qu’y a-t-il ?

— Inutile de nous rendre à la gare, Étienne ne viendra que demain.

— Une mauvaise nouvelle ?

— Presque… Étienne se présente à la députation…

— Oh ! mais alors, vous allez quitter Saint-Hyacinthe encore une fois ?

— Hélas ! Nous étions si heureux depuis notre retour. Comme Monsieur Normand va avoir du chagrin, et que de nouveaux déboires se prépare mon cher Étienne !

À son arrivée, le lendemain, Étienne fut tout surpris de trouver Alberte joyeuse et plus affectueuse encore qu’à son départ. Il avait craint une scène de larmes, des reproches, des récriminations ; mais sa femme et son père semblaient accepter avec satisfaction le fait accompli et loin de chercher à le décourager, ils s’efforçaient de montrer le plus vif intérêt qu’ils prenaient aux derniers événements.

Le séjour du candidat ne se prolongea guère, d’ailleurs, il lui fallait repartir pour organiser sa campagne. À sa demande, Alberte décida de demeurer chez l’industriel durant les semaines qui suivraient. Étienne viendrait la retrouver après le résultat de l’élection et en profiterait pour prendre quelques semaines de repos.

Chaque soir, les journaux rapportaient à l’épouse et aux parents anxieux les échos de la lutte que livrait le jeune homme et qui suscitait un très vif intérêt. Contrairement à son attente, cette lutte était plus acharnée qu’il ne l’avait d’abord cru. Autour de son nom se groupaient une phalange d’ouvriers sincères et fidèlement attachés ; mais par contre, il se trouvait que même parmi ses anciens compagnons tant au journal que dans les cercles d’œuvres sociales, un certain nombre prenaient ouvertement fait et cause contre lui. La « Nation », qui aurait du sensément l’appuyer de toute son influence l’ignorait complètement. Son adversaire était un politicien retors habile à mener les foules, et auquel aucun des trucs de la politique n’était inconnu. En constatant la grande influence qu’exerçait Étienne auprès des ouvriers, il suscita un troisième candidat du sein même de cette classe, cependant que par d’habiles manœuvres, il induisait les oppositionistes à choisir à leur tour un quatrième candidat. Dans ces circonstances, la lutte devenait désespérée ; mais les difficultés n’étaient pas ce qui rebutait le jeune candidat qui décida quand même de rester dans la lutte.


CHAPITRE XXII.

LA BÛCHE QUI VIVIFIE.


La lutte électorale tirait à sa fin : trois jours et le vote populaire aurait choisi qui irait siéger aux grandes assises de la nation.

Depuis le commencement de la bataille, Étienne avait fourni une somme surhumaine de travail. Secondé fidèlement par son ami, le Docteur Durand, et une dizaine de ses anciens associés des syndicats ouvriers nationaux, il avait parcouru tous les coins de sa circonscription électorale, clamant partout et bien fort les justes revendications des faibles et des humbles.

La sobriété de son programme tranchait sur les bruyantes professions de foi de ses compétiteurs, les promesses vaines, les engagements matériellement impossibles à tenir, les protestations hypocrites d’amitié envers les ouvriers et surtout les appels aux vieux préjugés de partis…

Basant son action politique sur la constitution qui régit les syndicats nationaux catholiques, il prêchait surtout et avant tout à l’ouvrier, la dignité, la fierté de son titre de producteur anonyme, il réclamait pour