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Page:Larivière - L'associée silencieuse, 1925.djvu/7

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L’ASSOCIÉE SILENCIEUSE

de longues soirées, penché sur un travail accablant, où il a loyalement tenté de mettre toute son âme et tout son cœur, dans lequel il a, au prix du meilleur de son être, essayé de faire passer dans les âmes de ses semblables un peu de ces rêves dont il se meurt ?… Un pugiliste qui donne une bonne raclée à un autre pugiliste, ça, au moins, c’est important dans la vie d’un peuple ; mais un sot qui s’amuse à noircir du papier, bah !… à quoi bon lui faire de la réclame !…

— Le journal donne ce que désire le lecteur, voilà tout.

— Mais toi, un homme intelligent, comment peux-tu ainsi t’amuser à rebuter tout effort ? Les autres se taisent au moins ; mais toi, tu assommes.

— C’est une réclame comme une autre…

— Mais une réclame bien dangereuse. L’enfant qui fait ses premiers pas a besoin d’un bras solide qui l’y aide.

— Et puis, vois-tu, sur cette terre, il y a deux classes d’êtres : les vaincus et les vainqueurs. Il n’y a pas de milieu, on est l’un ou l’autre, on reçoit les coups ou on les donne. Ou plutôt, il y en a trois, il y a aussi la grande armée des spectateurs, la foule anonyme des badauds. Toujours, je me suis promis de n’être pas de cette dernière catégorie. Or comme je ne voulais pas être non plus au nombre des vaincus, j’ai réalisé un jour que si je voulais me faire ma place au soleil, j’avais à jouer des coudes, j’ai frappé à gauche et à droite, tant pis pour ceux qui attrapent les coups, le principal est de les donner et non de les recevoir.

— Vas-tu me soutenir que ton attitude n’est qu’une simple tactique ?

— C’est cependant le cas.

— Je ne comprends pas.

— Pour te faire comprendre comment j’en suis venu à cette tactique, comme tu l’appelles, il me faudrait retourner bien loin en arrière, du temps où nous usions ensemble nos culottes sur les bancs du collège.

— Je comprends encore moins.

— Voici : Tu te souviens de notre temps de collège ?

— Très bien. J’y étais un parfait cancre et toi, un fort en thèmes.

— C’est ce qui a failli me perdre. Tu es aujourd’hui un médecin célèbre, et moi, si je n’avais pas réagi en temps, je serais éternellement demeuré inconnu. Tu te souviens quelles belles espérances nos maîtres fondaient sur moi ? Parce que je traduisais Virgile et Horace sans trop les défigurer, que j’écrivais le latin suivant les règles de Monsieur Ragon, plus tard, parce que Zigliara m’entrait dans le crâne sans trop de difficulté, on m’avait proclamé élève prodige. Durant nos huit années de cours, nos maîtres avaient chauffé à blanc notre patriotisme et notre idéal : « Excelsior » ! « Plus haut, toujours plus haut ! » « Ad alta per alta ! » Tu te souviens de ces belles phrases ronflantes que nous avions prises pour mottos et que nous écrivions sur les couvertures de nos livres ? À ma sortie du collège, j’étais au paroxysme de l’enthousiasme, je vivais en un beau rêve, la tête bourrée de projets sublimes, le cœur brûlant d’ardeurs juvéniles. Mais au contact de la vie réelle, que de déboires, que de désillusions !…

— Qui n’en a pas ?

— Au collège, les lauriers m’avaient été faciles à cueillir, j’avais l’âme remplie de suffisance et d’orgueil, je m’imaginais que dans le monde, je n’aurais qu’à me présenter pour voir venir à moi le succès sous toutes ses formes. J’avais choisi la carrière de journaliste comme répondant mieux à mes aspirations. Aussi, lorsque je me présentai au journal où les relations de mon père m’avaient fait entrer, je ne doutais pas que dès le lendemain, ce devait être moi qui ferais le premier-Montréal.

— Oui ! je te vois venir, là t’attendait ton premier déboire…

— Et quel déboire ! Mon chef m’envoya interviewer une étoile de cinéma, trois fois divorcée, de passage à Montréal… Moi qui, jadis, lors d’une séance académique du collège, avais lancé mes foudres sur Sarah, la juive, avais porté aux nues l’action douteuse de certains étudiants de Québec, je me voyais contraint à écrire deux colonnes de louanges sur une autre juive, une cabotine à la voix rauque, dont la myriade de badauds venait chaque jour admirer sur l’écran les charmes postiches.

— C’était tomber de haut…

— Je me sentis au cœur un tel découragement que je décidai d’abord de retourner chez moi et de couper court à cette ingrate carrière… puis l’amour-propre me retint. J’avais opté pour cette vocation un peu contre le gré de mon père qui, à la tête d’une importante entreprise de meunerie, aurait voulu me garder auprès de lui. Tu comprends que je n’en avais aucun désir. Être meunier, moi, un élève prodige ! Après ce premier compromis avec ma conscience, ce fut un autre et un troisième et tant d’autres… Pendant ces neuf ans que j’ai passés au journal, en ai-je interviewé de grands et de petits ! Un jour le Prince de Galles, un autre jour, un chef socialiste français, un jour, un évêque ou de braves petites sœurs missionnaires, le lendemain, quelques drôlesses ou des financiers louches. J’ai passé par tous les services d’information du journal : La Cour du Recorder, celle de Police, les Assises Criminelles, l’Hôtel de Ville, la Législature Provinciale… Et chaque jour je m’enlisais plus avant dans médiocrité… Quel drôle d’apostolat que le journalisme moderne ! Coudoyer journellement la pègre ou la haute canaille, vivre en promiscuité avec le vice, l’agiotage, les manœuvres louches et, du bagage amassé durant le jour, composer la lamentable pitance à offrir aux passions de ses concitoyens…

— Mais il n’y a pas seulement la presse jaune !…

— Il y a le journal de parti où l’on est esclave des maîtres qui nous emploient…

— Mais la presse catholique ?

— Deux ou trois journaux dont les cadres sont remplis à l’avance… et puis…

— Quoi !

— Bah ! garde ta belle confiance…

— Même dans la grosse presse, il y a des coins propres.