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avec soi ; cependant il aime ; il faut donc qu’il cherche ailleurs de quoi aimer. Il ne le peut trouver que dans la beauté ; mais comme il est lui-même la plus belle créature que Dieu ait jamais formée, il faut qu’il trouve dans soi-même le modèle de cette beauté qu’il cherche au dehors. Chacun peut en remarquer en soi-même les premiers rayons, et selon que l’on s’aperçoit que ce qui est au dehors y convient ou s’en éloigne, on se forme les idées de beau ou de laid sur toutes choses. Cependant, quoique l’homme cherche de quoi remplir le grand vide qu’il a fait en sortant de soi-même, néanmoins, il ne peut pas se satisfaire par toutes sortes d’objets. Il a le cœur trop vaste ; il faut au moins que ce soit quelque chose qui lui ressemble et qui en approche le plus près. C’est pourquoi la beauté qui peut contenter l’homme consiste non-seulement dans la convenance, mais aussi dans la ressemblance, celle-ci étant restreinte et enfermée dans la différence de sexe… Quoique cette idée générale de la beauté soit gravée dans le fond de nos âmes avec des caractères ineffaçables, elle ne laisse pas que de recevoir de très-grandes différences dans l’application particulière, mais c’est seulement pour la manière d’envisager ce qui plaît. Car l’on ne souhaite pas nûment une beauté, mais l’on y désire mille circonstances qui dépendent de la disposition où l’on se trouve, et c’est dans ce sens que l’on peut dire que chacun a en soi l’original de sa beauté, dont il cherche la copie au dehors… La mode même et les pays règlent souvent ce que l’on appelle beauté. Cela n’empêche pas que chacun n’ait son idée de la beauté, sur laquelle il juge les autres et à laquelle il les rapporte. C’est sur ce principe qu’un amant trouve sa maîtresse supérieure et la propose comme exemple. La beauté est partagée en mille différentes manières. Le sujet le plus propre pour la soutenir, c’est une femme ; quand elle a de l’esprit, elle l’anime et la relève merveilleusement. »

Avant Pascal, Platon avait fait de l’attrait du beau l’élément essentiel de l’amour. On peut dire que, dans la conception du philosophe grec, l’amour n’est envisagé que sous sa face esthétique. Mais remarquez cette différence, qui mesure la distance de deux époques, de deux mondes ! Pour Pascal, la beauté est relative au sexe ; c’est dans la femme qu’il nous montre le sujet par excellence de la beauté. Pour Platon, la beauté virile est le type du beau corporel ; l’amour vraiment élevé et digne de l’attention du philosophe est celui qui se rapporte à l’homme ; dans ses spéculations sur l’amour idéal, ne cherchez rien qui ait trait à la femme ; la femme, dans l’antiquité, est jugée indigne d’un tel amour et incapable de l’inspirer. Tout s’explique, disons-le en passant, par l’immense changement que le christianisme est venu, dans l’intervalle, apporter à la condition de la femme, aux sentiments qu’elle inspire ; la femme a grandi, elle est devenue belle, elle est devenue la beauté.

Il n’est pas sans intérêt d’exposer ici, en la résumant, la célèbre théorie de l’amour platonique ; telle que nous l’offre le dialogue intitulé le Banquet.

L’amour n’est point un dieu, mais un de ces démons, êtres intermédiaires entre l’homme et le dieu, interprètes et entremetteurs de l’un et de l’autre, liens du tout, auteurs de l’harmonie des sphères, causes et soutiens de la divination, de la magie et du culte parmi les hommes. L’amour a nécessairement un objet, un objet qui lui manque et qu’il désire ; cet objet, c’est la beauté. Dans un sens général, tout homme aime, parce que tout homme veut posséder le bien ; mais comme on n’appelle poëte que celui qui fait des vers à l’exclusion de tout autre producteur, de même on n’appelle amant que l’amant de la beauté. Produire dans la beauté, soit par le corps, soit par l’âme, tel est le but de l’amour. Tout homme est doublement fécond et veut produire. Mais il ne peut produire dans la laideur, car la production est une œuvre divine, et la laideur ne peut s’accorder avec rien de ce qui est divin. La beauté est, pour la génération, semblable à Lucine. Aussi lorsque l’être fécondant s’approche du beau, plein d’amour et de joie, il se dilate, il engendre, il produit. Au contraire, s’il s’approche du laid, triste et refroidi, il se resserre, se détourne, se contracte et n’engendre pas. De là, chez l’être fécondant et plein de vigueur pour produire, cette ardente poursuite de la beauté qui doit le délivrer des douleurs de l’enfantement. La génération est l’objet de l’amour, parce que c’est elle qui donne à l’être animé la seule immortalité que comporte sa nature mortelle. Ainsi l’amour n’est autre chose que l’amour de l’immortalité. Si tous les êtres animés attachent tant de prix à leurs rejetons, c’est du désir de l’immortalité que leur viennent la sollicitude et l’amour qui les animent. Comme il y a dans l’espèce humaine deux fécondités, la fécondité naturelle et la fécondité spirituelle, il y a aussi, pour l’amour, deux directions différentes. Ceux qui sont féconds selon le corps s’adressent aux femmes afin d’assurer, par la procréation des enfants, l’immortalité de leur nom. Celui qui est fécond selon l’esprit, cherche la beauté dans laquelle il pourra engendrer la sagesse et les vertus, dont il porte dès l’enfance le germe dans son âme. Il s’attache aux beaux corps, et s’il rencontre dans un beau corps une âme belle et généreuse, il peut donner satisfaction à son ardeur de produire, il s’applique à instruire son bien-aimé, il abonde auprès de lui en discours sur la vertu, sur les devoirs et les occupations de l’homme de bien. Les liens qui attachent de tels amants l’un à l’autre sont bien plus intimes et bien plus forts que ceux de la famille, parce que leurs enfants sont bien plus beaux que ceux des femmes. Qui ne préférerait à toute autre postérité les productions qu’Homère, Hésiode et les autres poëtes ont laissées, et des enfants semblables à ceux d’un Lycurgue et d’un Solon, enfants immortels qui fondent des cités pour les hommes et des temples pour les dieux ?

Ici se terminent les petits mystères de l’amour. Pour s’initier aux grands mystères, il faut suivre le progrès que peut faire en une âme l’amour de la beauté, depuis l’homme jusqu’à Dieu. On commence par aimer la beauté dans un corps, puis la beauté corporelle en général. Ensuite on aime la beauté dans l’âme, dans les actions et dans les lois ; on aime enfin la beauté de l’intelligence dans les sciences. Alors, lancé sur l’océan du beau, on aperçoit la beauté éternelle, immatérielle, une, parfaite, absolue. Oh ! sans doute, ce qui peut donner du prix à la vie, c’est le spectacle de l’éternelle beauté ! Quel ne serait pas le bonheur du mortel qui contemplerait non plus la beauté revêtue de chairs et de couleurs humaines, et de tous ces vains agréments destinés à périr, mais sous sa forme unique et face à face la beauté divine dans son amour, il n’enfanterait plus alors des images de vertus, mais des vertus réelles et vraies, parce qu’il n’aimerait que le vrai. Or, c’est à celui qui enfante la véritable vertu et qui la nourrit qu’il appartient d’être immortel. Pour atteindre un si grand bien, nous n’avons guère ici-bas d’auxiliaire plus puissant que l’amour ; donc il faut honorer et bénir l’amour et la beauté.

On peut voir, par cet exposé, que pour Platon les idées d’amour et de beauté sont corrélatives : de là le rapport qu’il établit entre l’amour proprement dit, l’amour du beau en général et l’amour divin. Dans cette conception, l’attrait de la beauté n’a pas pour office de diriger en le limitant l’essor de l’appétit sexuel, de préparer et de conduire à l’affection personnelle, au dévouement réciproque ; il est devenu l’unique objet, le tout de l’amour. L’amour platonique, c’est-à-dire l’amour tel que Platon l’a rèvé ; au lieu de se spécialiser, se généralise ; au lieu de se fixer, se répand ; au lieu de se déterminer, s’échappe dans toutes les directions, poursuivant partout les rayons du beau ; que lui importe la différence des sexes ? il s’étend aux choses, il s’élève aux abstractions, il s’élance vers l’infini ; c’est un sentiment qui, à force de se dilater, finit par perdre, en quelque sorte, toute densité et toute forme.

Notons en même temps l’immoralité des conséquences. En séparant l’amour de sa fin naturelle, qui est la famille, en lui assignant une fin en apparence supérieure, la génération selon l’esprit, en le réduisant à un seul des éléments qui le constituent, l’attrait de la beauté, dans un temps où la beauté n’apparaissait à l’esprit de l’homme que sous des formes étrangères à la femme et à tout ce qui tient de la femme, Platon aboutit à idéaliser l’amour unisexuel, à revêtir, comme d’une auréole philosophique, cette anomalie de l’ordre affectif et passionnel, dont il trouvait de si nombreux exemples autour de lui.

Affection personnelle. L’affection personnelle vient s’ajouter aux deux éléments dont nous venons de parler, attrait de la beauté, appétit du sexe, pour compléter l’idée que nous devons nous faire de l’amour. Elle constitue, à vrai dire, l’élément essentiel de cette passion, le seul qui donne à ce beau mot d’amour un sens sérieux, ou plutôt son véritable sens. Réduisez l’amour à l’appétit du sexe et à l’attrait de la beauté, vous avez quelque chose qui peut s’appeler désir, admiration ; mais appliqué à ce quelque chose, le nom d’amour est impropre. Rappelons-nous cette définition : Aimer, c’est faire son bonheur du bonheur d’un autre ; voilà le critérium, le seul auquel on puisse reconnaître l’amour véritable, l’amour complet. Tant que nous n’obéissons qu’à l’appétit du sexe et à l’attrait de la beauté, nous ne sortons pas du fatalisme. « L’amour, dit M. Proudhon, soit que nous le considérions comme l’effet de la puissance génératrice, soit que nous le rapportions à l’idéal, est entièrement soustrait à la volonté de celui qui l’éprouve ; il naît spontanément, indélibérément, fatalement. Il arrive à notre insu, malgré nous. » On ne saurait mieux dire. Mais ne pouvons-nous considérer l’amour que comme l’effet de la puissance génératrice et de l’exaltation idéaliste ? N’est-il pas encore autre chose ? Ce que M. Proudhon nous décrit, c’est un amour qui n’a pas encore atteint tout son développement. Il ne veut pas voir que, par l’affection personnelle, l’amour dépasse les sens et l’idéal, entre dans le monde de la liberté, dans le monde des relations humaines proprement dites, et sans avoir besoin de l’intervention de la justice, s’élève à la constance et à l’exclusion à la confiance mutuelle, à l’attachement sûr de l’avenir, au lien indissoluble. Ainsi l’antinomie que M. Proudhon se plaît à nous montrer entre l’amour et la conscience disparaît devant une analyse exacte. Les poëtes ont représenté l’amour sous les traits d’un enfant aveugle : symbole parfait, si l’on ne doit considérer que l’attrait du sexe et de la beauté. Mais l’amour sort de l’enfance, c’est-à-dire de la spontanéité imprévoyante, du jeu, du caprice, lorsque l’affection personnelle prend la première place dans le cœur et se subordonne les deux autres éléments.

Evolution de l’amour. On présente assez généralement l’évolution de l’amour comme divisée en deux périodes opposées, l’une d’ascension et de désir, l’autre de satisfaction et de décroissance. C’est, dit-on, un drame dont les scènes peuvent être nombreuses, mais qui n’a jamais plus de deux actes : le premier, où l’amour s’avance plein d’ardeur et les yeux fermés vers le but où la nature l’appelle ; le second, où, les yeux ouverts malgré lui sur la réalité, il se montre impuissant à garder l’illusion qui lui a donné naissance. « Pendant la première période, dit M. Proudhon, l’âme livrée à l’hallucination d’une volupté ineffable, affamée de ce qu’elle nomme son souverain bien, haletante, s’absorbe, se confond dans la personne de l’objet aimé ; elle est prête à se sacrifier pour lui, elle s’en fait l’esclave, elle l’appelle sa divinité. Tout amant est idolâtre et a perdu la possession de lui-même… Mais après la satisfaction de la chair, l’idéal s’envole. Un mouvement inverse du premier, tout aussi fatal, se déclare. La période de décroissance a commencé. En vain l’imagination fait effort pour retenir l’âme dans l’extase : la raison s’éveille et rougit ; la liberté, au plus profond de la conscience, fait entendre son rire ironique ; la réalité et ses suites, grossesse, accouchement, lactation, fait pâlir l’idéal : heureux alors celui que le besoin de se ressaisir ne pousse pas jusqu’à la haine et au dégoût ! »

Voilà un tableau qui serait parfaitement exact, si, dans l’amour, nous ne devions considérer, à l’exemple de M. Proudhon, que l’attrait du sexe et de la beauté ; il est, en effet, certain que ce double attrait peut être considéré comme l’élément d’inconstance et d’infidélité de l’amour. Mais nous ne devons pas oublier l’élément de fidélité, l’affection personnelle. Après la période d’ascension et de désir, l’amour se soutient, grâce à cette puissance qui n’a pas besoin de l’ivresse, de l’extase, du sommeil de la raison, pour lier les cœurs ; qui n’a pour objet ni le sexe, ni la beauté, mais la personne ; qui ne craint point d’exciter le rire ironique de la liberté, parce qu’elle ne l’asservit point, et qui trouve des motifs d’attachement dans ces suites mêmes de la réalité, grossesse, accouchement, lactation, que M. Proudhon nous montre faisant pâlir l’idéal. Ce n’est pas une période de décroissance que nous présente l’amour véritable, l’amour complet, c’est une période de transformation. La décroissance ne porte que sur la violence du désir, sur l’admiration sans bornes, sur tout ce mouvement aveugle des sens et de l’imagination qui ne laisse aucune place à la liberté de l’esprit, qui, comme la folie, absorbe toutes nos facultés dans une seule pensée, dans un seul soupir, et dont le rôle essentiellement transitoire est de nous arracher violemment à l’égoïsme naturel, et de préparer le terrain où l’affection doit pousser des racines de plus en plus profondes. « On dit quelquefois, fait observer M. Jules Simon, que l’amour ne peut durer ; il est mieux de dire qu’il se transforme. L’habitude détruit les enchantements et la poésie des premiers jours ; mais elle crée à la place un lien plus grave et plus profond, qui s’accroît chaque jour de tout le bonheur qu’on a goûté, et de tout le malheur qu’on a supporté ensemble. »

M. Ch. Renouvier, qui divise les passions en passions de mouvement ou passions développantes, et passions stables ou passions possédantes (V. Passion), fait cette remarque, que le même terme amour s’applique tantôt à une passion stable, tantôt à une passion de mouvement non encore satisfaite. Nous disons, nous, que le mot amour n’éveille pas dans notre esprit l’idée de deux passions différentes, mais d’une seule passion, qui dans son développement présente deux phases, une phase de mouvement et une phase de stabilité. Dans la première, qui a surtout occupé les écrivains, c’est l’appétit du sexe et l’attrait de la beauté qui dominent ; dans la seconde, c’est l’affection personnelle qui est au premier plan.

Finalité de l’amour. Dans un travail intitulé Métaphysique de l’amour, un philosophe allemand, Schopenhauer, a émis sur la finalité de cette passion des idées ingénieuses, dont il convient de mettre sous les yeux du lecteur un exposé succinct.

Dans les divers caractères de l’amour, Schopenhauer voit la subordination complète, absolue de la volonté individuelle, de l’intérêt individuel, à ce qu’il appelle la volonté, le génie de l’espèce. Les amants s’imaginent qu’ils ne recherchent que leur propre bonheur ; mais ils se trompent : le vrai but qu’ils poursuivent, sans en avoir conscience, leur est tout à fait étranger et renferme la procréation d’un nouvel être qui ne peut arriver à l’existence que par leur intermédiaire. Le phénomène de l’amour appartient à la catégorie des instincts. Qu’est-ce que l’instinct, en effet ? Ce n’est pas autre chose que le sens de l’espèce chargé d’en représenter, d’en faire prévaloir les intérêts. Dès que la volonté est individualisée, elle doit être induite en erreur, afin de saisir par le sens de l’individu ce qui lui est offert par le sens de l’espèce ; de là l’illusion où elle est en croyant poursuivre un intérêt tout individuel, alors qu’elle poursuit, dans le sens le plus strict du mot, un intérêt tout général. Le soin avec lequel un insecte recherche, pour y déposer ses œufs, certaine fleur, certain fruit, un excrément, un morceau de viande, où, comme l’ichneumon, la larve d’un autre insecte, et ne recule devant aucun effort, aucun danger pour l’obtenir, a certainement une grande analogie avec le soin que met l’homme à choisir la femme dont la nature répond à son individualité, et dans la possession de laquelle il peut satisfaire son penchant sexuel. Les animaux se trouvent sans doute, comme l’amoureux, sous le charme d’une illusion qui leur offre l’appât d’une jouissance individuelle, alors qu’ils ne travaillent avec tant d’ardeur qu’au profit de l’espèce. Pour se convaincre que l’attrait des sexes l’un pour l’autre, quelque objectif qu’il puisse paraître, est purement et simplement un instinct déguisé dont l’objet est la conservation de l’espèce, il suffit de rechercher les conditions qui déterminent notre choix. Il y a d’abord les conditions générales ; elles sont au nombre de cinq : la première est celle de l’âge ; la seconde, celle de la santé ; la troisième, celle de la forme régulière du squelette ; la quatrième, une certaine plénitude des chairs ; la dernière enfin, celle de la beauté du visage. Les femmes donnent la préférence à l’âge compris entre trente et trente-cinq ans, et le mettent bien au-dessus de celui de l’adolescence, qui offre cependant le type le plus parfait de la beauté humaine. Du reste, elles accordent peu d’attention à la beauté, surtout à celle du visage ; la force et le courage, en leur promettant des enfants vigoureux et de puissants protecteurs, ont beaucoup plus d’attraits pour elles. Aussi voyons-nous souvent des femmes aimer des hommes laids, mais jamais des hommes efféminés. Les deux amants doivent se neutraliser l’un l’autre, comme les acides et les alcalis se neutralisent dans les sels neutres. Pour arriver à cette neutralisation, il faut que le degré de virilité de l’un réponde exactement au degré de féminité de l’autre. En conséquence, l’homme doué de la nature la plus virile recherchera la femme douée de la nature la plus féminine, et vice versa. Après les conditions générales des inclinations amoureuses, viennent les considérations relatives qui résultent du besoin de tout individu de neutraliser, par son union avec une personne de l’autre sexe, les faiblesses, les défauts et les altérations du type de l’espèce qu’il porte en lui, afin de ne pas les perpétuer, ou tout au moins de ne pas leur donner un trop grand développement en les transmettant à l’enfant. En amour, nous aimons et recherchons les qualités qui nous manquent. Le choix tout individuel qui résulte de ces considérations relatives est beaucoup plus déterminé et plus exclusif que le choix très-général qui résulte des considérations absolues ; les premières déterminent presque toujours un amour passionné, tandis que les autres ne donnent guère lieu qu’à une inclination ordinaire et passagère. Voilà pourquoi ce ne sont pas ordinairement les beautés régulières et parfaites qui allument les grandes passions. La tendance de l’amour à s’individualiser vient du rapport qui existe entre les deux amants sous le rapport de leur constitution physique, et qui fait de l’un le complément indispensable et parfait de l’autre, pour rétablir dans sa pureté primitive le type altéré de l’espèce. Dans ce cas, la passion qui les attire l’un vers l’autre augmente d’intensité, et, par cela même qu’elle est fixée sur un seul objet, elle revêt un certain caractère de grandeur et de noblesse. En dehors de l’individualisation, l’amour n’est qu’un simple et vulgaire instinct sexuel ; il ne s’arrête sur aucun objet en particulier, et ne cherche à conserver l’espèce qu’au point de vue de la quantité, et très-peu à celui de la qualité.

D’après cette conception toute physiologique de la finalité de l’amour, Schopenhauer condamne les mariages de convenance qui, pour la plupart, sont préparés et décidés par les parents, et célèbre les mariages d’inclination comme étant toujours conclus dans l’intérêt de l’espèce, jamais dans celui de l’individu. « Celui qui en se mariant, dit-il, pense plus à l’argent qu’à l’amour, vit moins de la vie de l’espèce que de la vie de l’individu ; une telle conduite est contraire à la vérité et à la nature et soulève justement notre mépris… La plupart des infirmités physiques, morales et intellectuelles qui affligent l’humanité proviennent de ce que les mariages sont presque toujours conclus sous l’empire de considérations extérieures ou de circonstances accidentelles, et jamais sous celui d’un libre choix et d’une véritable inclination. Lorsqu’à côté des convenances on accorde une place au sentiment, c’est une concession qu’on fait au génie de l’espèce. »

En somme, selon Schopenhauer, l’amour n’a pas autre fin que la génération. Par l’appétit sexuel, la nature nous invite à nous reproduire ; par l’attrait de la beauté, elle nous invite à nous reproduire dans les meilleures conditions possibles pour la conservation et la perfection du type humain ; l’attrait de la beauté n’est pas destiné, comme le veut M. Proudhon, à nous faire vaincre la répugnance de l’esprit pour la chair ; il sert tout simplement à diriger l’appétit sexuel dans la voie la plus utile à l’espèce. Nous sommes en amour les jouets d’une illusion qui entre dans le plan de la nature. L’homme s’agite, et le génie de l’espèce le mène. C’est le génie de l’espèce qui est le principe caché de nos affinités et de nos préférences, comme de nos répulsions et de nos