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XVIII
PRÉFACE.

OUVRAGES ENCYCLOPÉDIQUES

Dictionnaire historique et critique de Bayle, œuvre de génie qui a marqué dans l’histoire de l’esprit humain et qui a exercé une immense influence sur la direction des idées au xviiie siècle. La Réforme avait ouvert la porte au libre examen ; Bayle fit aboutir logiquement cette liberté au doute, qu’il érigea en système, et qui devint entre ses mains une arme redoutable avec laquelle il battit en brèche toutes les croyances plus ou moins surannées. L’Encyclopédie de Diderot était en germe dans ce travail prodigieux, que l’auteur trop modeste appelait une « compilation informe de passages cousus à la queue les uns des autres. » On y trouve une foule d’articles où le sens, le raisonnement, la critique, se montrent dans toute leur puissance, et où se déploie une érudition qui eût suffi à dix bénédictins. Bayle, ne recherchant qu’un texte, disons mieux, un prétexte pour développer ses idées, n’a introduit aucune méthode régulière dans son livre ; pourvu qu’un nom se rattache d’une manière quelconque à un système, à une théorie, cela lui suffit pour asseoir une série de raisonnements qui conduisent tous au même terme, le doute.

Bayle fut le Montaigne du xviiie siècle, le véritable précurseur de Voltaire et de Hume ; en toutes choses il vit la négation et l’affirmation, le pour et le contre ; il défendit toutes les erreurs et soutint toutes les vérités, montra le faible de tous les systèmes philosophiques, de toutes les religions, et se plut à railler l’histoire ; il établit souverainement les droits de la raison en déclarant que la philosophie est la reine et que la théologie n’est que la servante ; il eut, enfin, un mérite bien rare et qui montre toute l’indépendance de son esprit, c’est d’avoir remonté le courant des opinions vulgaires et des jugements tout faits, pour y opposer hardiment son scepticisme. C’est là, dans un siècle où l’erreur domine partout, le cachet des hommes vraiment supérieurs. Sans être un de ces génies qui jettent à profusion dans le monde des idées nouvelles, il eut du moins la gloire de stimuler vivement l’opinion publique.

Dans son dictionnaire, Bayle suit une méthode à lui : il considère les articles en eux-mêmes comme un sommaire, un argument de chapitre ; pour lui, l’important est d’écrire en commentaire courant de nombreuses notes, souvent étendues, le long desquelles se déroule une marge de citations et de renvois. C’est là que Bayle met à l’aise son immense érudition, et qu’il déploie les ressources de sa dialectique sur une multitude de points de théologie, de philosophie, d’histoire, etc.

On pouvait craindre, cependant, qu’une compilation à l’allemande, comme Bayle appelle lui-même son dictionnaire, ne blessât le goût français. De plus, Bayle, afin de ne pas se rencontrer avec les autres dictionnaires, a été obligé de préférer souvent, pour développer ses doctrines, des noms presque inconnus aux noms célèbres qui doivent nécessairement défrayer ces sortes de compilations : « Nécessité regrettable et pénible, dit Basnage ; car il est bien difficile de composer un article qui mérite d’être lu, lorsqu’on s’attache à des sujets qui ont été négligés par d’autres auteurs, ou à cause de leur obscurité, ou à cause de leur stérilité. » Toutefois, ce regret ne doit pas se tourner en censure. Bayle n’a pas eu l’intention de composer une encyclopédie ; il a voulu seulement écrire sur un certain nombre de sujets à sa convenance. Il ressemble à un homme disert qui, entrant dans un salon avec l’intention bien arrêtée de diriger l’entretien vers un point déterminé, sur lequel il croit avoir d’excellentes choses à dire, fait tous ses efforts pour amener la conversation à son thème favori. Et s’il arrive à intéresser, à plaire, à captiver, les esprits les plus exigeants lui pardonnent volontiers les petits moyens dont il s’est adroitement servi.

Jamais, d’ailleurs, le scepticisme n’avait revêtu une forme plus saisissante. Cette intelligence lumineuse et profonde, révoltée contre les contradictions qui jaillissent constamment du contact de la raison avec les dogmes religieux, avec les doctrines philosophiques de tous les temps et de tous les pays, les a cités successivement au tribunal de sa critique froide et railleuse, les a mis aux prises avec sa dialectique impitoyable et les a ébranlés jusque dans leurs fondements. De là l’importance, exagérée aux yeux des lecteurs superficiels, accordée aux papes, aux théologiens et aux chefs de sectes, qui, à eux seuls, forment un tiers de l’ouvrage. Il est bien évident que leurs doctrines et leurs écrits pouvaient seuls lui fournir matière à discussion. Peu importait à Bayle qu’Alexandre eût vaincu les Perses à Arbelles et que la bataille d’Actium eût été gagnée par Octave ; il s’était moins donné pour mission de discuter les faits et gestes des conquérants que les systèmes philosophiques et religieux. Il a saisi ceux-ci corps à corps, et, singularité curieuse, non pour les renverser, mais pour les ébranler. On eût dit qu’il prenait un malin plaisir à les faire chanceler sur leurs bases, avec la seule intention d’en démontrer la faiblesse. C’est que le but de Bayle n’est pas d’établir l’incrédulité, mais le doute. Il est vrai que l’un mène tout droit à l’autre, et c’est ce que va prouver clairement M. de Barante : « D’ordinaire, les écrivains se servent du doute pour détruire ce qui existe afin d’y substituer leurs opinions ; c’est une arme qu’ils emploient pour conquérir. Chez Bayle, le doute est un but, et non pas un moyen. C’est un équilibre parfait entre toutes les opinions. Rien ne fait pencher la balance.