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un peu de peinture et de musique, lui donna le goût des arts et la mit au dessin et à la gravure.

Elle étudiait d’ailleurs avec une véritable passion, et son esprit précoce, ardent aux lectures, la poussait à dévorer, sans suite et sans méthode, les livres les plus disparates que le hasard Semblait prendre soin d’entasser confusément sous sa main : un traité de l’art héraldique, la Vie des saints, le Roman comique de Scarron, les Guerres civiles d’Appien, des mémoires, des anecdotes, la Bible, un Traité des contrats, les psaumes, des pièces de théâtre, Télémaque, Candide, des philosophes et des livres de dévotion, enfin Plutarque, qu’elle emportait à l’église « en guise de semaine sainte », suivant son expression. On devine ce que de telles lectures, poursuivies sans guide, dans l’exaltation de la solitude, développèrent de connaissances précoces dans un esprit avide que rien ne réglait et qui était gorgé plutôt que nourri. « Je me prenais à rire, dit-elle, quand ma grand’maman me parlait de petits enfants trouvés sous des feuilles de chou, et je disais que mon Ave Maria m’apprenait qu’ils sortaient d’ailleurs, sans m’inquiéter comment ils y étaient venus. »

Parmi les phases diverses que traversa cette intelligence ardente et toujours en travail, la religion eut son tour, et même la religion poussée jusqu’à l’ascétisme. À douze ans, elle résolut de se faire religieuse. « Saint François de Sales, dit-elle, l’un des plus aimables saints du paradis, avait fait ma conquête. » On la plaça chez les dames de la congrégation, au faubourg Saint-Marcel, où elle resta un an. C’est là qu’elle connut les demoiselles Cannet, avec lesquelles elle entretint plus tard une correspondance qui a été recueillie et qui est pleine de charme et d’intérêt.

Toutefois, quoiqu’elle se plût tort dans la maison des religieuses, il ne fut plus question de lui faire prendre le voile. Elle passa une autre année chez sa grand’mère, qui habitait l’île Saint-Louis, et rentra ensuite dans sa famille, établie alors au quai des Lunettes. Elle reprit ses lectures avec la même ardeur et y perdit peu à peu sa ferveur catholique. Successivement janséniste, cartésienne, stoïcienne et déiste, comme elle nous l’apprend, elle reçut surtout une impression profonde de l’étude des ouvrages de Voltaire, Jean-Jacques, Diderot et des autres grands écrivains du XVIIIe siècle. Enfin, cette étonnante jeune fille, philosophe en corps de robe, chercha même un aliment à son énergie intellectuelle dans l’étude des sciences physiques et mathématiques. Elle s’y mit avec sa passion habituelle, s’attacha surtout à la géométrie, mais finit par se rebuter de la sécheresse de l’algèbre dès qu’elle eut passé les équations du premier degré. « Alors, dit-elle, j’envoyai par delà les ponts la multiplicité des fractions, et je trouvai qu’il valait mieux lire de beaux vers que de me dessécher sur des radicaux. En vain, quelques années après, M. Roland, me faisant la cour, tenta de rappeler cet ancien goût ; nous fîmes beaucoup de chiffres ; mais la raison par x ne me parut jamais assez aimable pour me fixer longtemps. »

On a dit de Mme Roland qu’elle était la Julie de Rousseau. Cela n’est pas fort exact ; mais on ne saurait nier qu’elle fut, suivant la remarque ingénieuse de Michelet, « une fille de Rousseau, plus légitime encore peut-être que celles qui sortirent immédiatement de sa plume. » Cela signifie, croyons-nous, qu’elle avait en plus la solidité plébéienne, qu’elle différait des héroïnes de Rousseau en ce qu’elle ne s’amollit point dans l’inaction et la rêverie, qu’elle fut au plus haut degré laborieuse, active, et que, par sa force morale, sa gravité, sa passion virile pour les principes et les idées, par sa vie enfin comme par sa mort, elle semble bien moins une héroïne de roman qu’un homme de Plutarque.

Sa vie dans la maison paternelle était d’une simplicite et d’un calme dont elle nous a laissé des tableaux ravissants. Vivant presque entièrement dans son cabinet, livrée à ses études solitaires, elle se garantissait de l’ennui par le travail. Le dimanche, la famille allait soit aux promenades publiques, où la grâce de la jeune Manon eût pu briller et lui donner des satisfactions d’amour-propre, soit plus souvent à la campagne, qu’elle préférait de beaucoup. « Nous allions souvent, dit-elle, à Meudon ; c’était ma promenade favorite. Je préférais ses bois sauvages, ses étangs solitaires, ses bois de sapins, ses hautes futaies aux routes fréquentées, aux taillis uniformes du bois de Boulogne, aux décorations de Bellevue, aux allées peignées de Saint-Cloud. »

Ces plaisirs hebdomadaires, qui sont de tradition dans la petite bourgeoisie parisienne, étaient, avec quelques visites, les seules distractions de la jeune fille. On était alors à la fin du règne de Louis XV, et le tableau de cette société caduque et corrompue lui inspirait autant de dégoût que de mépris. Comme beaucoup de hautes intelligences et de grands cœurs de ce temps, elle cherchait dans les souvenirs de l’antiquité une consolation aux hontes et aux tristesses du présent, « On dirait, écrit-elle, que, dans l’éducation que j’ai reçue, dans les idées que j’ai acquises par l’étude ou avec le secours du monde, tout avait été combiné pour m’inspirer l’enthousiasme républicain, en me faisant juger le ridicule ou sentir l’injustice d’une foule de prééminences et de distinctions. Aussi, dans mes lectures, je me passionnais pour les réformateurs de l’inégalité : j’étais Agis et Cléomène à Sparte ; j’étais Gracque à Rome, et, comme Cornélie, j’aurais reproché à mes fils qu’on ne m’appelât que la belle-mère de Scipion. Je m’étais retirée avec le peuple sur le mont Aventin et j’aurais voté pour les tribuns. »

Il est temps de placer ici le portrait de cette femme illustre, qui n’est encore que Mlle Phlipon. Elle-même, en écrivant ses Mémoires, s’est peinte avec une certaine complaisance, et même avec plus de complaisance qu’il ne convient. Néanmoins, nous reproduirons cette esquisse.

« À quatorze ans, comme aujourd’hui, dit-elle, j’avais environ cinq pieds ; ma taille avait acquis toute sa croissance ; la jambe, bien faite, le pied bien posé, les hanches très-relevées, la poitrine large et superbement meublée, les épaules effacées, l’attitude ferme et gracieuse, la marche rapide et légère ; voilà pour le premier coup d’œil. Ma figure n’avait rien de frappant qu’une grande fraîcheur, beaucoup de douceur et d’expression ; à détailler chacun des traits, on peut se demander où donc en est la beauté. Aucun n’est régulier, tous plaisent : la bouche est un peu grande ; on en voit mille de plus jolies, pas une n’a le sourire plus tendre et plus séducteur. L’œil, au contraire, n’est pas fort grand ; son iris est d’un gris châtain, mais placé à fleur de tête ; le regard ouvert, franc, vif et doux, couronné d’un sourcil brun, comme les cheveux, et bien dessiné ; il varie dans son expression comme l’âme affectueuse dont il peint les mouvements. Sérieux et fier, il étonne quelquefois ; mais il caresse bien davantage et réveille toujours. Le nez me faisait quelque peine, je le trouvais un peu gros par le bout ; cependant, considéré dans l’ensemble et surtout de profil, il ne gâtait rien au reste. Le front large, peu couvert à cet âge, soutenu par l’orbite très-élevée de l’œil, et sur le milieu duquel des veines en V s’épanouissaient à l’émotion la plus légère, était loin de l’insignifiance qu’on lui trouve sur tant de visages. Quant au menton, assez retroussé, il a précisément les caractères que les physionomistes indiquent pour ceux de la volupté. Lorsque je les rapproche de tout ce qui m’est particulier, je doute que jamais personne fût plus faite pour elle et l’ait moins goûtée. Le teint vif plutôt que très-blanc, des couleurs éclatantes, fréquemment renforcées de la subite rougeur d’un sang bouillonnant excitée par les nerfs les plus sensibles ; la peau douce, le bras arrondi, la main agréable sans être petite, parce que ses doigts allongés et minces annoncent l’adresse et conservent de la grâce ; des dents saines et bien rangées ; l’embonpoint d’une santé parfaite : tels sont les trésors que la bonne nature m’avait donnés….. Mon portrait a été dessiné plusieurs fois, peint et gravé : aucune de ces imitations ne donne l’idée de ma personne ; elle est difficile a saisir, parce que j’ai plus d’âme que de figure, plus d’expression que de traits. Un artiste ordinaire ne peut la rendre ; il est même probable qu’il ne la voit pas. Ma physionomie s’anime en raison de l’intérêt qu’on m’inspire, de même que mon esprit se développe en proportion de celui qu’on emploie avec moi, etc. »

Certes, on peut sourire de certains détails, et cette description peut sembler empreinte de fatuité ; mais on aura quelque indulgence en se souvenant que ces lignes étaient écrites pour ainsi dire sous le couperet, derrière les murs d’une prison, par une personne dont l’époux et tous les amis étaient proscrits, et qui aimait à se consoler d’un présent tragique par les souvenirs du passé.

Riouffe, dans ses Mémoires d’un détenu, trace ainsi le portrait de Mme Roland au moment où elle fut amenée à la Conciergerie ; « … Sans être à la fleur de son âge, elle était encore pleine d’agréments ; elle était grande et d’une taille élégante. Sa physionomie était très-spirituelle ; mais les malheurs et une longue détention avaient laissé sur son visage des traces d’une mélancolie qui tempérait sa vivacité naturelle. Elle avait l’âme républicaine dans un corps pétri de grâce et façonné par une certaine politesse de cour. Quelque chose de plus que ce qui se trouve ordinairement dans les yeux des femmes se peignait dans ses grands yeux noirs pleins d’expression et de douceur. »

Voici maintenant le portrait esquissé par le comte Beuguot, qui vit également Mme Roland à la Conciergerie :

« Mme Roland était âgée de trente-cinq à quarante ans. Elle avait la figure, non pas régulièrement belle, mais très-agréable ; de beaux cheveux blonds, les yeux bleus et bien ouverts. Sa taille se dessinait avec grâce et elle avait la main parfaitement faite. Son regard était expressif, et, même dans le repos, sa figure avait quelque chose de noble et d’insinuant. Elle n’avait pas besoin de parler pour qu’on lui soupçonnât de l’esprit. Mais aucune femme ne parlait avec plus de pureté, de grâce et d’élégance. Elle avait dû à l’habitude de la langue italienne le talent de donner à la langue française un rhythme, une cadence véritablement neuve. Elle relevait alors l’harmonie de sa voix par des gestes pleins de noblesse et de vérité, par l’expression de ses yeux, qui s’animaient avec le discours, et j’éprouvais chaque jour un charme nouveau à l’entendre, moins par ce qu’elle disait que par la magie de son débit. Elle réunissait à ces dons déjà si rares beaucoup d’esprit naturel, des connaissances étendues en littérature et en économie politique. C’est ainsi que j’ai vu Mme-Roland, et j’avouerai que je la voyais avec une prévention défavorable. »

La seule observation que nous ferons ici, c’est que, pour un détail, les souvenirs de Beugnot sont en défaut. Mme Roland n’avait pas les cheveux blonds, mais bruns, ni les yeux bleus, mais d’un gris châtain, comme elle le dit elle-même.

Enfin Lemontey, qui était de Lyon et qui y avait vu souvent Mme Roland avant la Révolution, l’a peinte ainsi, avec une finesse un peu maniérée :

« J’ai vu quelquefois Mme Roland avant 1789. Ses yeux, sa tête et sa chevelure étaient d’une beauté remarquable. Son teint délicat avait une fraîcheur et un coloris qui, joints à son air de réserve et de candeur, la rajeunissaient singulièrement. Je ne lui trouvai point l’élégance aisée d’une Parisienne qu’elle s’attribue dans ses Mémoires ; je ne veux point dire qu’elle eût de la gaucherie, parce que ce qui est simple et naturel ne saurait manquer de grâce. Je me souviens que, la première fois que je la vis, elle réalisa l’idée que je m’étais faite de la petite fille de Vevay qui a tourné tant de têtes, de la Julie de J.-J. Rousseau, et, quand je l’entendis, l’illusion fut encore plus complète. Mme Roland parlait bien, trop bien. L’amour-propre aurait bien voulu trouver de l’apprêt dans ce qu’elle disait ; mais il n’y avait pas moyen : c’était simplement une nature trop parfaite. Esprit, bon sens, propriété d’expression, raison piquante, grâce naïve, tout cela coulait sans étude entre des dents d’ivoire et des lèvres rosées : force était de s’y résigner. »

La jeune Phlipon, comme nous l’avons indiqué ci-dessus, avait alors sa « correspondance, » comme la Julie de Rousseau ; mais ce n’était pas à une Claire d’Orbe qu’elle s’adressait. Nous avons parlé de sa liaison de couvent avec les demoiselles Cannet. Elle resta en rapports intimes surtout avec la plus jeune, Sophie. Dans les lettres qu’elle écrivit à cette amie, au moins autant que dans ses Mémoires, elle se montre tout entière, jour par jour et impression par impression.

Cette correspondance est fort curieuse pour l’étude de la jeunesse de Mme Roland, qui parle à cœur ouvert et non pour le public, ne pouvant supposer que la célébrité l’attendait et que, soixante ans plus tard, cette correspondance serait publiée. Ce qui inquiète ces jeunes filles philosophes, c’est Descartes, c’est Diderot, Helvétius et la métaphysique. Elles discutent, elles argumentent comme de véritables docteurs ; rien de plus original et de plus piquant.

Cela ne les empêche pas, d’ailleurs, d’agiter la question de sentiment, de débattre la thèse du mariage, le chapitre des prétendants, l’histoire des entrevues. Pour être philosophes, on n’en est pas moins filles d’Eve. Manon, la jolie Manon, spirituelle, instruite et raisonnable, séduisante par les qualités de l’esprit comme par les grâces de sa personne, Manon ne trouvait pas son Saint-Preux ! Dans cette correspondance et dans ses Mémoires, elle passe la revue amusante des prétendants qui sollicitèrent successivement sa main, Émiles plus ou moins grotesques à la recherche d’une Sophie ; elle en donne des croquis spirituellement dessinés ; finalement, elle n’en agréa aucun. Un seul l’occupa un moment, La Blancherie, pauvre auteur, esprit médiocre et caractère léger, qui put espérer quelque temps, mais qui tomba dans l’abîme comme les autres. Cette jeune fille, en qui la raison a tué la jeunesse, et la philosophie l’amour, se faisait du mariage les idées les plus austères et les moins attrayantes.

Vienne donc un honnête homme, aux mœurs antiques, à l’esprit éclairé, simple, rigide, avec « la gravité du philosophe et la politesse de l’homme bien né, » il est probable qu’il deviendra l’époux et qu’il l’emportera sur tant de fats brillants et frivoles, fût-il même dans l’âge mur.

Cet homme se présenta ; ce fut Roland.

Mais, avant ce dénoûment, il arriva un grand malheur à Mlle Phlipon. Sa mère mourut presque subitement en juin 1775. Elle en éprouva un chagrin tellement profond, qu’elle en faillit mourir. Après de longues souffrances, elle fut rattachée à la vie par le sentiment de ses devoirs envers son père, et elle chercha un adoucissement k ses douleurs en se replongeant dans l’étude et la lecture. C’est de ce temps que date sa grande passion pour Rousseau. « Plutarque, dit-elle, m’avait disposée pour devenir républicaine ; il avait éveillé cette force et cette fierté qui en font le caractère. Il m’avait inspiré le véritable enthousiasme des vertus publiques et de la liberté, Rousseau me montra le bonheur domestique auquel je pouvais prétendre et les ineffables délices que j’étais capable de goûter. »

Elle prit la direction de la maison paternelle, associant les occupations domestiques et la culture de son esprit. Quelque soin qu’elle y mit, elle ne put faire que son père ne sentît vivement le vide de son intérieur et ne cherchât des distractions au dehors. Naturellement, son petit établissement en souffrit ; une liaison qu’il eut en ville, pour ne point donner une belle-mère à sa fille, l’entraîna à des dépenses supplémentaires ; il voulut les couvrir par des spéculations qui furent malheureuses, et même par le jeu, dont il prit l’habitude ; enfin, il négligea de plus en plus son travail et ses affaires et sa ruina ainsi d’une manière assez rapide.

Ce fut à la fin de l’année 1775 que Manon vit Roland pour la première fois. Elle-même a écrit : « Depuis quatorze ans jusqu’à seize, je voulais un homme poli ; depuis seize jusqu’à dix-huit, je voulais un homme d’esprit ; depuis dix-huit, un vrai philosophe. »

Roland arrivait donc à propos et comme à l’heure dite. Il avait été adressé à Manon par les demoiselles Cannet, et précisément dans leur société on le nommait le Philosophe. Ses traits, « plus respectables que séduisants, » firent moins d’impression que son caractère, son intelligence et sa gravité. Les conversations de ces deux personnages roulaient sur les Grecs, les Romains, Montesquieu, Voltaire, l’économie politique, le droit des gens, etc. Jamais on n’a fait la cour à une jeune personne de cette façon ; mais peut-être n’était-ce pas la plus mauvaise méthode pour plaire à celle-ci. Elle s’attacha à cette espèce de quaker, bien qu’ils fussent en désaccord sur certains points de littérature et de métaphysique. Roland la gagna tout à fait en lui confiant ses manuscrits, lors d’un voyage qu’il fit en Italie. C’étaient des notes de voyages, des réflexions sur le commerce et l’industrie, des projets d’ouvrages, etc., toutes choses peu propres à enflammer le cerveau et sans danger pour le cœur et l’imagination.

Ces amours doctorales durèrent près de cinq années. Enfin, Roland se déclara, fut agréé et demanda la main de Manon au père Phlipon, qui refusa net, ne se souciant pas d’avoir pour gendre un homme si sévère dont les regards lui paraissaient ceux d’un censeur. La jeune stoïcienne prit à l’instant sa résolution : elle écrivit à Roland d’abandonner son projet, que d’ailleurs elle était un mauvais parti pour lui, vu la ruine de sa famille, etc. ; puis, avec une pension de 500 livres qu’elle avait sauvée du naufrage, se retira chez les dames de la congrégation, vivant de légumes et d’eau dans un grenier sans feu.

Elle était alors majeure, et Roland persistant dans ses résolutions, elle finit par consentir à l’épouser. Le mariage fut célébré en février 1780 : Roland avait quarante-huit ans, Mme Roland vingt-six. Cette disproportion d’âge était un peu atténuée par la conformité des caractères et des goûts ; cependant on conçoit que Mme Roland ne dut avoir pour son époux qu’une affection austère (comma celle de Julie pour M. de Volmar), affection fortifiée par le sentiment du devoir, par la respect et par l’estime, mais qui était d’une autre nature que les enthousiasmes de l’amour. Ses mémoires portent la trace évidente de ses sentiments à cet égard.

« Mariée, dit-elle, dans tout le sérieux de la raison, je ne trouvai rien qui m’en tirât. Je me dévouai avec une plénitude plus enthousiaste que calculée. À force de ne considérer que la félicité de mon partenaire, je m’aperçus qu’il manquait quelque chose à la mienne. Je n’ai pas cessé un seul instant de voir dans mon mari l’un des hommes les plus estimables qui existent ; mais j’ai senti souvent qu’il manquait entre nous de parité. Si nous vivions dans la solitude, j’avais des heures quelquefois pénibles à passer, etc. »

On pourrait multiplier les citations à ce sujet, mais cela ne nous paraît pas nécessaire pour donner une idée des dispositions morales de Mme Roland dans sa nouvelle condition. Les habitudes austères de sa vie lui offraient d’ailleurs un refuge contre la mélancolie : le travail.

Elle s’associa courageusement aux labeurs de son époux et, sans se rebuter de l’aridité des sujets, copiait, traduisait, compilait pour lui. C’est ainsi qu’elle compta parmi les plaisirs des premières années de son mariage sa collaboration à l’Art du tourbier et autres ouvrages du même intérêt, sans autre distraction que l’allaitement du seul enfant qu’elle ait eu. Elle avait pour Roland une sorte de culte filial et veillait sur sa santé délicate avec le soin le plus touchant. Après quelques années de séjour à Amiens, celui-ci obtint d’aller exercer ses fonctions dans la généralité de Lyon et se retira alors dans sa maison patrimoniale, près de Villefranche, au clos de La Platière, résidence un peu triste au milieu de quelques vignobles, où le ménage passait la plus grande partie de l’année (sauf deux mois d’hiver à Lyon).

Là, Mme Roland se fit franchement campagnarde, entièrement occupée de la direction de sa maison et de tous les détails d’une exploitation rurale. Ses lettres de cette époque ont une grâce et un naturel qui en font autant de petits chefs-d’œuvre. Elles renferment mille détails familiers et charmants, relevés par la verve et le piquant du style, sur les soins assidus d’un ménage agreste, sur les foins, les vendanges, les lessives, les confitures, les poires tapées, etc., enfin tous les