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quelles lui, Condorcet, devait sacrifier sa vie.

Bienfaisance, indulgence, pour les faiblesses, haine de l’injustice et de l’oppression, tel est le fond du caractère de Voltaire, « qu’on peut compter, dit son biographe, parmi le très-petit nombre d’hommes en qui amour de l’humanité a été une véritable passion. » Constant dans ses amitiés, s’il le fut dans ses haines, c’est que l’obstination de ses ennemis l’y contraignit. À ceux qui accusent Voltaire de jalousie, Condorcet répond par ce vers de Tancrède :

De qui dans l’univers peut-il être jaloux ?

et lui reconnaît autant de justice que de justesse dans l’esprit.

Qu’on ne se figure pas cependant que Condorcet admire aveuglément Voltaire ; il est juste dons ses appréciations et ne cache pas ses défauts, comme le prouvent les lignes suivantes : « Les heureuses qualités de Voltaire étaient souvent égarées par une mobilité naturelle que l’habitude de faire des tragédies avait encore augmentée. Il passait en un instant de la colère à l’attendrissement, de l’indignation à la plaisanterie. Né avec des passions violentes, elles l’entraînèrent trop loin quelquefois, et sa mobilité le priva des avantages ordinaires aux âmes passionnées, la fermeté dans la conduite et ce courage que la crainte ne peut arrêter lorsqu’il faut agir, et qui ne s’ébranle point par la présence du danger qu’il a prévu. On l’a vu souvent s’exposer à l’orage presque avec témérité, rarement on l’a vu le braver avec constance, et ces alternatives d’audace et de faiblesse ont souvent affligé ses amis et préparé d’indignes triomphes à ses ennemis. » Ce n’est certes pas là le jugement d’un flatteur, c’est la postérité elle-même qui semble avoir dicté son appréciation à Condorcet. Son sujet l’a inspiré, et cet écrivain, auquel on reproche ordinairement de l’obscurité, un style entortillé et des négligences, a imité dans la Vie de Voltaire la clarté, la simplicité et la mesure de celui dont il fait l’éloge.

Voltaire (le roi), par M. Arsène Houssaye (Paris, 1858). « Quel est le souverain que vous craignez le plus en Europe ? demandait-on à Frédéric le Grand. — Le roi Voltaire, » répondit-il. Qu’eût-il manqué, en effet, à Voltaire pour lui constituer une royauté ? Pour ne procéder ni de la force, ni de la ruse, ni de quelque prétendu droit héréditaire ou divin, sa souveraineté n’en était que plus enviable et plus légitime ; il la devait à son génie. Ministres et alliés, amis et ennemis, courtisans et flagorneurs, ni plus ni moins qu’un roi de France ou de Prusse, le roi Voltaire avait tout cela. Son royaume était sans limites, sa puissance sans bornes ; l’univers entier était peuplé de ses sujets, sur lesquels il ne levait d’autre impôt que celui de la reconnaissance et de l’admiration, en échange des trésors d’intelligence qu’il ne cessait de dépenser à leur profit. Si royauté a jamais pu être déclarée légitime, à coup sûr c’est celle de Voltaire, c’est la royauté de l’esprit humain et de la raison humaine,

Le Roi Voltaire se compose d’une série de chapitres où l’auteur nous peint en pied, de face et de profil, Voltaire dans sa jeunesse, Voltaire à la cour et en exil, Voltaire à la ville et Voltaire à la campagne, les amours de Voltaire, Voltaire chez le grand Frédéric, a Cirey, à Ferney, à Paris, etc. Tous ces tableaux, finement tracés, scrupuleusement étudiés, prouvent chez l’auteur une profonde connaissance du sujet. Mais il est à regretter qu’on n’y trouve que peu d’idées personnelles, point d’aperçus originaux, pas une anecdote inédite. M. Arsène Houssaye s’est volontairement réduit au rôle de compilateur, ainsi que, d’ailleurs, il l’explique lui-même dans sa préface : « J’ai consulté l’oracle, dit-il, et j’ai demandé au grand agitateur des âmes le récit des agitations de son cœur. J’ai vu les drames secrets de cette conscience ; mais, tout en contant Voltaire, je lui ai laissé la parole chaque fois qu’il parlait de lui-même. Voltaire a sculpté sa statue par fragments. Je n’ai eu qu’à reprendre çà et là les précieux débris. Voltaire a dispersé dans son œuvre quelques pages déchirées de sa vie ; je n’ai eu qu’à réunir ces pages qui, depuis un siècle déjà, enrichissent le trésor de la mémoire française. » On le voit, ce ne sont pas des documents nouveaux qu’il faut chercher dans le livre de M. Arsène Houssaye, mais seulement une compilation ingénieuse, une série de dessins à la plume très-adroitement réussis pour la plupart, et qui forment un ensemble très-propre à donner une idée complète de cette immense individualité qui, avec Diderot, personnifie tout un siècle. Le dernier chapitre du volume résume d’une façon excellente la vie de Voltaire, et nous ne saurions mieux faire que d’en donner un aperçu : « La vie de Voltaire, dit M. Arsène Houssaye, est une comédie en cinq actes, en prose, où rayonne la raison humaine dans le génie français. Le premier acte se passe à Paris avec les grands seigneurs et les comédiennes ; il commence aux fêtes du prince de Conti et finit à la mort de Mlle Lecouvreur… C’est l’époque de la Bastille et de l’exil… Voltaire est déjà l’ami des rois et l’ennemi de leur royauté, car il pressent la sienne. Comme les dieux de l’Olympe, il a franchi l’espace en trois pas… Le second acte se passe au château de Cirey et à la cour du roi Stanislas. Ce second acte peut s’appeler l’amour de la science et la science de l’amour… Le troisième acte se passe a la cour de Frédéric II, à Berlin, à Potsdam, à Sans-Souci. C’est une caricature du Sunium et du Palais-Royal… Le quatrième acte se joue à Ferney. Le roi Voltaire prend pied du même coup dans quatre pays, en attendant qu’il règne partout. Il a une cour, il a des vassaux, il a des curés ; il bâtit une église, il baptise tous les catéchumènes de la philosophie de l’avenir, il apprend l’amour aux puritaines de Genève ; il dote la nièce de Corneille, il venge la famille de Calas, il plaide pour l’amiral Byng, pour Montbailly, pour La Barre, pour tous ceux qui n’ont point d’avocat… Le cinquième acte se passe à Paris comme le premier ; mais cet homme qui, au début de l’action, était embastillé, proscrit, revient en conquérant. Tout Paris se lève pour le saluer ; l’Académie croit qu’Homère, Sophocle et Aristophane sont revenus sous la figure de Voltaire ; la Comédie le couronne de l’immortel laurier. Mais il est bien question du poëte à cette heure suprême ! Paris tout entier le tue dans ses embrassements, ce roi de l’opinion qui lui apporte en mourant la conquête des droits de l’homme. »

Voltaire (MÉNAGE ET FINANCES DE), par M. Nicolardot. V. Nicolardot.

Voltaire. Iconogr. Deux portraits de Voltaire sont célèbres entre tous : la statue de Pigalle, qui le représente presque entièrement nu, et la statue de Houdon, qui est au Théâtre-Français ; nous leur consacrons ci-après des articles spéciaux. Une statue, par Espercieux, a été exposée au Salon de 1814. D’autres statues ont été exécutées depuis pour la façade de l’Hôtel de ville de Paris et la façade du nouveau Louvre. Parmi les innombrables portraits dus à la gravure, nous citerons ceux de Tardieu (d’après Largillièro et d’après Houdon), Baléchou (d’après La Tour et d’après J.-M. Liotard), L. de Carmontelle (eau-forte représentant Voltaire se promenant dans les environs de son château des Délices), P.-M. Alix, B.-L. Henriquez, J. Barbie, Daniel Berger, Bernigeroth, Blanchard père, H. Bonvoisin (d’après Boitard), Étienne Fiquet (1762), J.-L. Haid, Soliman (1829), Mariage, Hopwood (Salon de 1837), Th.-Casimir Regnault (Salon de 1864), J.-D. Huber, etc. Le comte de Caylus a gravé une composition représentant Voltaire à la Bastille. Le même sujet a été gravé par A. Fauchery, d’après Deveria (Salon de 1833). Un tableau de Henry Schlesinger, intitulé le premier amour de Voltaire, a paru au Salon de 1848. A. Blancher a gravé, d’après Steuben, Ninon offrant sa bibliothèque au jeune Voltaire. Une composition de G. de Saint-Aubin, Voltaire écrivant le poème de la Pucelle, a été gravée par Ransonnette. Le poêle, vêtu de sa robe de chambre et assis dans un fauteuil, devant son bureau, regarde en souriant les médaillons de Jeanne Darc et de Charles VII que lui présente un Amour : un petit Satyre tient l’encrier dans lequel lu poëte va tremper sa plume ; un autre Amour apporte les médaillons d’Agnès Sorel et de Dunois. M. Léon Dansaert a exposé au Salon de 1865 un tableau intitulé ; Voltaire à Potsdam. P.-C. Baquoy a gravé une composition de Monsiau, représentant Voltaire et Frédéric. Le Couronnement de Voltaire au Théâtre-Français a été représenté par plusieurs artistes, notamment par Ch.-Et. Gaucher, d’après Moreau le jeune. Ce dernier est l’auteur des vignettes qui illustrent l’édition des Œuvres de Voltaire publiée par Beaumarchais de 1784 à 1789. Une estampe de Macret, d’après Fauvel, représente la Réception de Voltaire aux champs Élysées. Le Grand a gravé, d’après Dardel, l’Apothéose de Voltaire.

Voltaire (statue de), par Houdon ; au théâtre de la Comédie-Française, à Paris. Le poète, enveloppé d’une toge, est assis dans un fauteuil, te corps légèrement penché en avant, la bouche sardonique, les yeux vifs et perçants. Cette statue, exécutée en marbre en 1779, n’est pas seulement le plus vivant et le plus expressif des portraits que nous ayons de Voltaire ; c’est encore, au point de vue le plus élevé de l’art, une œuvre d’un arrangement parfait et d’un goût exquis. « Il faut savoir gré à Houdon, dit Quatremère de Quincy, d’avoir rejeté l’habillement bourgeois et devenu suranné du vieillard de Ferney, costume qui seul eût désenchanté l’aspect d’une statue honorifique. Aussi tout le monde a rendu justice à l’emploi qu’il a cru devoir faire du genre de costume des philosophes antiques, en l’appropriant au caractère idéal d’un monument public. Ajoutons que l’artiste a su y opérer, par une fusion habile, l’heureux accord de la vérité personnelle de détails ou de portrait avec la propriété idéale d’un style conventionnel. » Une reproduction en plâtre de cette statue est au musée de Versailles. Une reproduction en bronze, dont les frais ont été couverts par une souscription organisée en 1867 par le journal le Siècle, a été érigée en 1870 à Paris, sur l’ancien boulevard du Prince-Eugène, qui a pris depuis le nom de boulevard Voltaire ; traversée par un boulet lors de l’insurrection de 1871, cette copie a été très-habilement restaurée et a été placée en suite sur la petite place de l’École-Polytechnique.

L’année même de la mort de Voltaire, en 1778, le statuaire Houdon avait fait un très-beau buste du philosophe. Ce buste, qui a servi évidemment de modèle pour la tête de la statue, appartient, comme celle-ci, à la Comédie-Française ; il est placé dans le foyer. Le musée de Versailles possède un autre buste sculpté par Houdon en 1782. Il y en a un autre au musée d’Angers, qu’on dit être antérieur de deux ans à la mort de Voltaire.

Voltaire (statue de), par Pigalle ; dans la bibliothèque de l’Institut, à Paris. Le grand homme est assis sur un rocher ; il est presque entièrement nu, n’ayant qu’un manteau jeté sur l’épaule gauche ; il tient de la main droite un crayon et de l’autre un volume. Son regard s’élève vers le ciel ; un léger sourire effleure ses lèvres ; sa tête, que ne couvre pas la perruque historique, est chauve. À ses pieds est un masque.

Cette statue, terminée en 1776, portait primitivement cette épigraphe : « À Monsieur de Voltaire, par les gens de lettres, ses compatriotes et ses contemporains. 1776. » Le projet d’ériger ce monument fut conçu en 1770 par les encyclopédistes, dans une réunion qui eut lieu chez Mme Necker ; la Correspondance littéraire de Grimm et de Diderot nous fournit à cet égard d’intéressants renseignements : « Le 17 du mois dernier, il s’est tenu chez Mme Necker une assemblée de dix-sept vénérables philosophes, dans laquelle il a été unanimement résolu d’ériger une statue en l’honneur de M. de Voltaire… M. Pigalle, vers lequel M. l’abbé Raynal avait été député plusieurs jours auparavant, pour le prier de se charger de l’exécution, et qui avait accepté cette proposition avec la plus grande joie, produisit l’ébauche d’une première pensée modelée en terre, qui fut généralement admirée. Le prince de la littérature y est assis sur une draperie qui lui descend de l’épaule gauche par le dos et enveloppe tout son corps par derrière. Il a la tête couronnée de laurier ; la poitrine, la cuisse, la jambe et le bras droit nus. Il tient de la main droite, dont le bras est pendant, une plume. Le bras gauche est appuyé sur la cuisse gauche. Toute la position est de génie. Il y a dans la tête un feu, un caractère sublime, et si l’artiste réussit à faire passer ce caractère dans le marbre, cette statue l’immortalisera plus que tous ses précédents ouvrages. » Nous ne savons ce qu’est devenu ce premier modèle, qui diffère beaucoup de la statue. La Correspondance ajoute : « Les frais de l’entreprise seront un objet de 18, 000 à 15, 000 livres ; les dix-sept pairs du dîner du 17 avril se sont tous déclarés receveurs de l’argent des souscrivants et se sont engagés, indépendamment de leur première souscription, de suppléer solidairement à tous les fonds, qui pourraient manquer à la somme requise. L’argent de la souscription est remis en dépôt chez M. de Laleu, notaire ordinaire de M. de Voltaire, qui fournira à M. Pigalle les sommes dont il aura besoin. L’assemblée des pairs a laissé l’artiste le maître absolu du prix. Ce procédé a paru le toucher. Il a fixé son honoraire à 10, 000 livres, indépendamment du prix des marbres et des frais de voyage. » La souscription eut un grand succès. Le roi de Prusse écrivit à d’Alembert qu’il souscrivait pour la somme qu’on voudrait ; le maréchal de Richelieu, le duc de Choiseul et beaucoup d’autres grands seigneurs tinrent à honneur de figurer parmi les souscripteurs. Jean-Jacques Rousseau, qui était l’ennemi de Voltaire, écrivit une lettre spirituelle pour demander la permission de souscrire. Quant à Voltaire, lorsqu’il eut appris le projet des encyclopédistes, il écrivit à Mme Necker : « Ma juste modestie et ma raison me faisaient croire d’abord que l’idée d’une statue était une bonne plaisanterie ; mais puisque la chose est sérieuse, souffrez que je vous parle sérieusement. J’ai soixante-seize ans et je sors à peine d’une grande maladie, qui a traité fort mal mon corps et mon âme pendant six semaines. M. Pigalle doit, dit-on, venir modeler mon visage ; mais, Madame, il faudrait que j’eusse un visage ; on en devine à peine la place ; mes yeux sont enfoncés de trois pouces, mes joues sont du vieux parchemin mal collé sur des os qui ne tiennent à rien, le peu de dents que j’avais est parti. Ce que je vous dis là n’est pas coquetterie, c’est la pure vérité. On n’a jamais sculpté un pauvre homme dans cet état. M. Pigalle croirait qu’on s’est moqué de lui ; et pour moi, j’ai tant d’amour-propre que je n’oserai jamais paraître en sa présence. Je lui conseillerais, s’il veut mettre fin à cette étrange aventure, de prendre à peu près son modèle sur la petite figure de porcelaine de Sèvres. Qu’importe après tout à la postérité qu’un bloc de marbre ressemble à tel homme ou à un autre ! Je me tiens très-philosophe sur cette affaire ; mais comme je suis encore plus reconnaissant que philosophe, je vous donne sur ce qui me reste de corps le même pouvoir que vous avez sur ce qui me reste d’âme. L’un et l’autre sont fort en désordre ; mais mon cœur est à vous, Madame, comme si j’avais vingt-cinq ans, et le tout avec un très-sincère respect. »

Quelques jours plus tard, Pigalle partit pour Ferney, porteur d’une lettre de d’Alembert à Voltaire, qui commençait ainsi : « C’est M. Pigalle qui vous remettra lui-même cette lettre, mon cher et illustre maître. Vous savez déjà pourquoi il vient à Ferney, et vous le recevrez comme Virgile aurait reçu Phidias, si Phidias avait vécu du temps de Virgile et qu’il eût été envoyé par les Romains pour leur conserver les traits du plus illustre de leurs compatriotes. Avec quel tendre respect la postérité n’aurait-elle pas vu pareil monument, s’il avait pu exister ? Elle aura, mon cher et illustre maître, le même sentiment pour le vôtre. Vous avez beau dire que vous n’avez plus de visage à offrir à M. Pigalle ; le génie, tant qu’il respire, a toujours un visage que le génie, son confrère, sait bien trouver, et M. Pigalle prendra, dans les deux escarboucles dont la nature vous a fait des yeux, le feu dont il animera ceux de votre statue. » Pendant les premiers jours qu’il resta à Ferney, Pigalle ne put réussir à saisir les traits mobiles de Voltaire, et il faillit renoncer à l’entreprise. « Le patriarche lui accordait bien tous les jours une séance, lisons-nous encore dans la Correspondance de Grimm et de Diderot ; mais il était pendant ce temps-là comme un enfant, ne pouvant se tenir tranquille un instant. La plupart du temps, il avait son secrétaire à côté de lui pour dicter des lettres pendant qu’on le modelait, et, suivant un tic qui lui est familier en dictant ses lettres, il soufflait des pois ou faisait d’autres grimaces mortelles pour le statuaire. Celui-ci s’en désespéra et ne vit pour lui d’autre ressource que de s’en retourner ou de tomber malade à Ferney d’une fièvre chaude. Enfin, le dernier jour, la conversation se mit, pour le bonheur de l’entreprise, sur le veau d’or d’Aaron ; le patriarche fut si content de ce que Pigalle lui demanda au moins six mois pour mettre une pareille machine en fonte, que l’artiste fit de lui, le reste de la séance, tout ce qu’il voulut et parvint heureusement à faire son modèle comme il avait désiré. Il eut une si grande peur de gâter ce qu’il tenait dans une seconde séance, qu’il en fit faire le moule aussitôt par son mouleur, et qu’il partit le lendemain de grand matin et clandestinement de Ferney sans voir personne. J’ai vu le plâtre de Pigalle ; il est fort beau et très-ressemblant. »

Frappé de la maigreur extrême de Voltaire, Pigalle conçut l’idée originale de représenter le philosophe nu et tel qu’il était. Les encyclopédistes s’alarmèrent d’un projet dont la réalisation ne pouvait manquer de prêter matière aux railleries des ennemis de Voltaire ; le patriarche lui-même s’en émut et écrivit à Pigalle pour le dissuader ; mais l’artiste resta sourd à tous les conseils, à toutes les prières et s’obstina à profiter de l’occasion qui lui était donnée de montrer sa science de l’anatomie en sculptant un corps réduit presque à l’état de squelette. À la fin, Voltaire comprit que le mieux était de ne contrarier en rien l’inspiration du statuaire. Il écrivit au docteur Tronchin, son médecin : « Mon cher successeur des Délices, je m’en rapporte bien à vous sur la statue ; personne n’est meilleur juge que vous. Pour moi, je ne suis que sensible, je ne sais qu’admirer l’antique dans l’ouvrage de M. Pigalle. Nu ou vêtu, il ne m’importe. Je n’inspirerai pas d’idées malhonnêtes aux dames, de quelque façon qu’on me présente à elles. Il faut laisser M. Pigalle le maître absolu de la statue. C’est un crime en fait de beaux-arts de mettre des entraves au génie. Ce n’est pas pour rien qu’on le représente avec des ailes ; il doit voler où il veut et comme il veut. Je vous prie instamment de voir M. Pigalle, de lui dire comme je pense, de l’assurer de mon amitié, de ma reconnaissance et de mon admiration. Tout ce que je puis lui dire, c’est que je n’ai jamais réussi dans les arts que j’ai cultivés que quand je me suis écouté moi-même. »

Si l’on ne s’inquiète pas de savoir à quelle occasion cette statue fut exécutée et quel grand homme elle représente, si l’on n’y cherche pas autre chose que la pensée de l’artiste, a dit un des biographes de Pigalle, M. P. Tarbé, il faut saluer cette œuvre comme une magnifique étude de l’homme au déclin de sa vie. Mais, considérée comme étant le portrait du poëte le plus spirituel, le plus brillant du XVIIIe siècle, c’est une œuvre dépourvue de goût. Émeric David a fait à cet égard les réflexions suivantes, qui sont pleines de justesse : « Vainement dirait-on, pour excuser Pigalle, que cette espèce d’apothéose relevait la gloire du grand homme à qui ce monument était consacré, puisqu’il se trouvait assimilé aux héros et aux dieux grecs, représentés généralement de cette manière. Il faut avouer que l’idée de montrer un écrivain aussi célèbre, âgé de soixante-quatorze ans, tel qu’il se trouvait alors, maigre, décharné, réduit à l’état de squelette, il faut, dis-je, avouer qu’une semblable idée devenait, à cause de ces circonstances, totalement inconvenante. C’était mettre au jour la nature humaine dans sa misère, là où d’ingénieux embellissements devaient, au contraire, en faire admirer la sublimité. L’artiste faisait trop voir, par cette indifférence pour la dignité d’un grand homme, combien le moral de l’art lui était étranger. Mais si, laissant à part cette faute contre le goût, on considère la statue en elle-même, si l’on remarque la vérité de l’imitation, la précision presque gé-