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de la Croix d’or, et fournisseur de tous les régiments étrangers au service de France.

Enfin le jeune officier reçut l’ordre de se rendre à Valence ; à la fin d’octobre 1785, il arriva dans cette ville et fut logé par billet dans la maison de Mlle  Bou, qui forme l’angle de la Grande rue et de la rue du Croissant, et porte, le n° 4.

L’École d’artillerie de Valence était alors commandée par M. Bouchard, maréchal de camp, et le régiment de La Fère par le chevalier de Lance, colonel d’artillerie, avec rang de brigadier des armées du roi.

Le lieutenant Bonaparte fut placé dans une des compagnies de la brigade de bombardiers. Il eut pour premier capitaine M. Le chevalier Masson d’Autume, que, en 1802, premier consul, il nomma à la place de conservateur de la bibliothèque de l’École d’application d’artillerie et du génie, récemment établie à Metz. Le frère aîné du meilleur ami de l’élève Napoléon, M. des Mazis, lieutenant en premier au régiment de la Fère, fut son mentor dès son arrivée. Bonaparte était venu à Valence, muni des meilleures lettres de recommandation ; il en avait une, entre autres, de M. de Marbeuf, évêque d’Autun, pour un spirituel ecclésiastique, l’abbé de Saint-Ruf, très-répandu dans les salons de Valence. L’abbé de Saint-Ruf était un véritable abbé, non dans la légère acception de ce mot, mais dans la plus sérieuse : il était crossé et mitré et abbé d’une abbaye, avec le titre de prélat ; d’ailleurs homme du monde et très-lettré. Il présenta le lieutenant Bonaparte dans plusieurs maisons de Valence, notamment chez Mme  Grégoire du Colombier. Cette dame habitait presque toute l’année une maison de campagne appelée Basseaux, à près de trois lieues sud-est de Valence. Le prélat s’y rendait en voiture et emmenait quelquefois son jeune protégé, qui, plus tard, y fit seul et à pied de fréquentes visites. Mme  du Colombier était alors âgée de cinquante ans. C’était une femme de mérite, qui s’engoua du jeune officier d’artillerie en vraie méridionale ; elle aimait à le faire causer sur toutes choses, et elle parlait de lui à tout le monde avec un enthousiasme qui touchait à l’admiration. Elle vint exprès habiter sa maison de Valence, pour l’y produire, et bientôt les invitations affluèrent de tous côtés. Lancé de la sorte dans les salons de la ville, le jeune officier voulut, sans être un petit-maître, y figurer comme danseur ; et l’on raconte qu’il prit des leçons d’un M. Dautel, le maître à danser le plus renommé de Valence ; mais il eut beau faire, il fut toujours très-mauvais danseur, et il aurait pu répondre plus tard à M. Dautel ce qu’il répondit à son maître d’écriture de Brienne : « Le bel élève, ma foi, que vous avez fait là ! »

Napoléon allait quelquefois visiter M. de Grave, évêque de Valence, homme pieux et tolérant, qui aimait à le faire parler de son grand-oncle, l’archidiacre Lucien. Bonaparte dit un jour au prélat qu’un de ses ancêtres (Bonaventure Buonaparte) avait été canonisé à Bologne. L’évêque répliqua : « Mon enfant, voilà un bel exemple à suivre ; songez-y, un trône dans le ciel ! — Ah ! monseigneur, répondit Bonaparte, si, en attendant, je pouvais passer capitaine ! » Ceci, dit M. de Coston, me rappelle un vœu analogue émis à l’empereur par un vieux soldat de sa garde. « Ah ! c’est toi, mon ami, lui dit Napoléon, comme il se présentait à lui, en le reconnaissant pour un de ses braves ; que me veux-tu ? — Sire, il m’est arrivé un grand malheur… — Une injustice, un passe-droit, n’est-ce pas ? — Non, sire ; j’ai une bonne femme de mère qui vivait heureuse et contente du produit de la paye que lui faisaient ses cinq enfants, tous soldats comme moi. Elle habitait une chaumière que le feu vient de dévorer ; et, comme il ne lui reste plus que soixante-dix-sept ans et des yeux pour pleurer, ce n’est pas assez. — Tu viens me demander une pension pour elle ? C’est juste ; la mère d’un de mes braves doit compter sur moi. J’en parlerai au ministre de l’intérieur. Es-tu content ? — Non, sire. — Diable ! tu es bien difficile. Alors que veux-tu ? un bon de moi sur le Trésor ? — Non, sire. Ce n’est pas que je trouve votre signature mauvaise ; mais le temps que les commis mettront à enregistrer, timbrer et parafer votre bon, il n’y aura plus de vieille mère pour moi. Tenez, mon empereur, je n’y vais pas par quatre chemins ; je viens vous emprunter de l’argent de la main à la main ; et, pour que vous ne pensiez pas que je veux vous tromper, voici mon livret ; vous toucherez mon prêt, la solde de ma croix ; le quartier-maître vous comptera tout cela. — Garde ton livret, mon brave : entre deux vieilles connaissances comme nous, la parole suffit. Voici un rouleau en attendant (c’était un rouleau de 1, 000 fr.) ; tu me rendras cela quand tu seras colonel. — Merci, mon empereur ; mais, dans votre intérêt, vous devriez bien me nommer caporal, pour avancer un peu l’époque du remboursement. » Plus heureux que l’évêque, qui ne pouvait faire passer Bonaparte capitaine, Napoléon, dans son intérêt, accorda au vieux soldat les galons de sergent.

Napoléon, durant ce premier séjour à Valence (de la fin d’octobre 1785 au 12 août 1786), s’abonna, ainsi que ses camarades, au cabinet littéraire de M. Aurel, alors libraire, qui avait un salon particulier pour les officiers d’artillerie, au rez-de-chaussée d’une maison située à l’angle de la place des Clercs et de la Grande rue, à côté de la maison de Mlle  Bou.

Bonaparte, d’abord logé militairement chez Mlle  Marie-Claudine Bou, alors âgée de cinquante ans, laquelle mourut à Valence le 4 septembre 1800, loua d’elle peu après une chambre au premier étage sur le devant, à côté d’une salle où était un billard, exploité, ainsi que le café au-dessous, par Mlle  Bou, qui n’avait pas d’enseigne, et ne recevait dans son établissement qu’un certain nombre d’habitués. M. de Coston nous donne la liste des personnes qui, en 1785 et 1786, fréquentaient, ainsi que Bonaparte, ce café-cercle. Voici cette liste : MM. Aurel, libraire, qui, en 1790, fut aussi imprimeur, et chez lequel Bonaparte publia, en 1793, le Souper de Beaucaire ; Bérenger, procureur du roi à l’élection de Valence, et, en 1789, député aux états généraux ; Blachette frères, dont l’aîné a été payeur général de l’armée des Alpes ; Boveron, juge-mage, mort au commencement de la révolution de 1789, qui a été membre de la cour d’appel de Grenoble ; Charlon, horloger alors, qui devint procureur impérial et mourut procureur du roi à Valence sous la Restauration ; Colombier, procureur ; Marboz, curé de Bourg-lès-Valence, qui fut successivement évêque constitutionnel, conventionnel et conseiller de préfecture à Valence ; Mésangère, avocat et notaire ; Mésangère-Cleyrac, procureur, qui devint notaire à la mort de son frère, et dont un des fils fut très-lié avec Louis Bonaparte ; Sucy, alors commissaire des guerres, puis ordonnateur en chef en Italie et en Égypte, et Vinet, imprimeur.

Telle est la précision des détails que donne M. de Coston sur les premiers pas de Bonaparte dans le monde, qu’il nous apprend même où, chez qui et avec qui le futur empereur prenait ses repas. Dans ce premier séjour à Valence, Napoléon mangeait avec les lieutenants chez un sieur Gény, qui tenait l’hôtel des Trois-Pigeons, rue Pérollerie. Les capitaines mangeaient chez le nommé Faure, à l’hôtel de France, rue Saint-Félix. Le 4 décembre 1785, Napoléon fêta très-gaiement, dans cet hôtel des Trois-Pigeons, la Sainte-Barbe, patronne de l’artillerie. Les convives étaient nombreux : outre les lieutenants du régiment de La Fère, il y avait plusieurs officiers en semestre à Valence, au nombre desquels se trouvait M. de Bachasson, alors sous-lieutenant au régiment de Rouergue (infanterie), cousin germain de M. de Montalivet, à qui Napoléon, dont il a été un des ministres favoris, a souvent parlé de ce repas très-bruyant et très-cassant. Le soir du même jour, il assista à un bal brillant donné, dans les salles de l’hôtel de ville, par les officiers de son régiment, à la société de Valence. On remarqua que Bonaparte y dansa beaucoup, bien qu’il ne fût guère beau danseur. Il a laissé de ce temps-là des souvenirs très-précis et très-profonds chez tous ceux qui le connurent alors à Valence, et ces souvenirs de toute une ville sont d’autant plus frappants, qu’à la date de cette fête Napoléon n’avait que seize ans trois mois et quatre jours ; mais le caractère de sa physionomie et de ses allures avait quelque chose de si remarquable, qu’il s’imprimait dans la mémoire des plus indifférents.

Le 1er  janvier 1786, il n’était encore, et c’était beaucoup à son âge, que le vingtième, c’est-à-dire le dernier lieutenant en second du régiment de La Fère, d’après l’État militaire général pour 1786, et il avait fait, depuis son arrivée à Valence, le service voulu de canonnier et de bas officier ; mais, dans le courant de janvier, il fut reçu officier, commença à en remplir les fonctions, assista comme tel aux manœuvres du canon, de chèvre, de force, et aux exercices d’infanterie, enfin monta à son tour, comme lieutenant, la garde au poste de la place des Clercs. Il figure, sous la date du 1er avril 1786, dans l’État militaire général, comme le seizième lieutenant en second du régiment de La Fère.

Ici se place un petit incident de sa vie privée, qui en rappelle un autre raconté par Jean-Jacques ; et cependant le laborieux écolier de Brienne n’avait pas encore eu le loisir de lire les Confessions. On était au printemps de 1786 ; Napoléon, très-bien accueilli dans la meilleure société de Valence, particulièrement, comme nous l’avons dit, par Mlle  du Colombier, allait plus souvent que de coutume à Basseaux. Il avait distingué Mlle  Caroline du Colombier, jeune personne charmante, qui, de son côté, ne le voyait pas sans intérêt. Ils se ménageaient, a dit Napoléon à Sainte-Hélène, de petits rendez-vous où tout leur bonheur se réduisait à manger des cerises. Le mélancolique prisonnier dédaigne de nous apprendre si, à l’instar du citoyen de Genève, il grimpa sur le cerisier et n’eut pas aussi l’occasion de faire ce vœu d’une ardeur toute juvénile : Que mes lèvres ne sont-elles cerises ! Mais il est probable que non ; le futur vainqueur d’Austerlitz devait avoir en tête des conquêtes d’une tout autre nature. On montrait encore, il y a quelques années, dans la haie du domaine de Basseaux, théâtre de ces innocentes amours, le tronc du cerisier dont Napoléon aimait à cueillir et à manger les fruits avec Mlle  Caroline du Colombier. De ces premiers temps, M. de Coston raconte une anecdote assez caractéristique dans un autre sens. Présenté par Mme  du Colombier à tous ses voisins de campagne les plus distingués : chez les dames Dupont, Anglaises qui avaient aussi une maison à Valence ; chez M. Roux de Montagnière, alors garde du corps ; chez un oncle de M. de Coston, M. des Aymard, qui avait rencontré quelquefois Napoléon à Basseaux ; chez M. de Bressac, l’un des présidents du parlement de Grenoble, propriétaire d’un beau château à la Vache, le jeune lieutenant en second du régiment de La Fère, bien reçu partout, se plaisait à visiter ces honorables personnes ; et le vicomte d’Urtubie, lieutenant-colonel du régiment, qui avait conçu de l’amitié pour lui, loin de lui défendre ces visites, ne cessait de lui être favorable, et de lui faciliter les moyens d’allier les devoirs du service avec ces honorables relations dans le monde. Au mois de juin 1786, il lui permit d’aller, avec M. des Mazis, son ami, faire une excursion à Roche-Colombe, montagne d’une assez grande élévation, et qui se trouvait à dix lieues sud-est de Valence. Cette course avait été suggérée à Napoléon par l’oncle de M. de Coston, M. des Aymard, qui, venant d’y faire une partie de chasse, s’était enthousiasmé de son petit voyage et parlait avec chaleur, en présence du jeune Bonaparte, de cette montagne dont il vanta les richesses minéralogiques et surtout la beauté des sites, la magnifique perspective. « Le jeune officier, dit M. de Coston, pria mon oncle de vouloir bien lui procurer un guide, et lui dit à plusieurs reprises : « Je ferai cette course avec plaisir ; j’aime à m’élever au-dessus de l’horizon. » Ces paroles, qui sont devenues prophétiques, ajoute M. de Coston, m’ont souvent été répétées par mon oncle, et à des époques bien antérieures à celle où l’ancien lieutenant d’artillerie vit ses vœux exaucés. Mon oncle lui désigna un nommé Frémond, et, au jour convenu, les deux officiers (Bonaparte et des Mazis) et leur guide partirent pour Roche-Colombe de chez M. des Aymard, qui les recommanda à un de ses parents, M. le baron de Bruyères Saint-Michel, maréchal des camps et armées du roi, qui habitait la ville de Crest, où il commandait, et qui se trouvait alors à sa campagne de Saou, village par où il fallait passer avant de commencer à gravir la montagne. » Les mœurs du jeune militaire étaient très-sévères, et ses habitudes de la plus grande frugalité. Un officier âgé de moins de dix-sept ans, c’était presque un écolier. Ses vertus (le mot n’est pas trop fort), ses goûts élevés si précoces, avaient quelque chose d’étrange et comme de fatidique. La singularité en avait frappé tous les membres de la famille de M. de Coston ; les particularités s’en étaient comme gravées dans leur mémoire. Un petit fait, qui témoignait de ces goûts simples et presque encore d’écolier dans le jeune officier d’artillerie destiné à une si haute fortune, fut remarqué à la rentrée des semestriers. Le régiment commença ses écoles ; les cours de mathématiques et de fortification furent repris, et, chaque matin, Napoléon revenant du polygone ou de la caserne, ou enfin du couvent des cordeliers, dans lequel les moines louaient un local pour les instructions théoriques des officiers, Napoléon passait chez le père Counol, très-bon pâtissier, à l’angle des rues Vernoux et Briffaud, prenait deux petits pâtés brûlants parmi ceux qu’on trouvait toujours dans un tiroir en tôle établi au-dessous de l’âtre du four, et buvait par-dessus un verre d’eau, pour le prix de deux sous qu’il donnait sans jamais dire un seul mot. Il s’était lié à Valence avec M. Aurel, le libraire-imprimeur, chef et fondateur de la maison qui, encore aujourd’hui, exerce la même honorable industrie, et que M. de Coston ne mentionne jamais qu’avec considération. Un ami libraire devait être un trésor précieux pour cet esprit insatiable, dévorant tous les livres qui lui tombaient sous la main, et qui, quand il entrait dans la boutique de son ami, devait s’écrier, comme l’ogre dans la chambre du Petit-Poucet : « Cela sent ici la chair fraîche. » C’est là, sans doute, qu’il a fait connaissance avec Bernardin de Saint-Pierre, auquel il dira plus tard : « Monsieur Bernardin, faites-nous des Chaumière indienne. »

Donc, il se plaisait à faire, avec M. Aurel, des courses dans les environs de Valence. À la fin de juin, il visita en sa compagnie la Chartreuse de Bouvantes, dont celui-ci connaissait le prieur, et tout ce pays resta dans la mémoire de Bonaparte. Les deux voyageurs avaient passé, dans cette excursion, par Romans et Saint-Jean-en-Royans, bourg à dix lieues est-nord-est de Valence, où M. Aurel visita, avec son jeune compagnon, un propriétaire du lieu, qui était de ses amis, M. Grand de Châteauneuf. Ils y reçurent une hospitalité antique. Bonaparte, qui ne laissait rien échapper, avait retenu ce nom ; car, à son retour de l’île d’Elbe, comme il ne connaissait pas encore assez les dispositions de Grenoble à son égard, et qu’il craignait de ne pas y être reçu aussi facilement et aussi triomphalement qu’il le fut, il envoya un de ses officiers d’ordonnance pour faire préparer son logement chez M. Grand de Châteauneuf ; il avait calculé qu’en cas d’échec il pouvait venir s’appuyer sur un point central très-rapproché des ponts volants de la Sône, de Rochebrune et d’Eymeu, qui auraient rapidement transporté sa petite troupe sur la rive droite de l’Isère, ce qui lui aurait facilité l’entrée de la ville de Romans, dont il connaissait les bonnes dispositions.

Ce jeune homme, d’une intelligence si précoce, est tout particulièrement curieux à étudier pendant ce premier séjour à Valence. Lieutenant en second d’artillerie avant d’avoir atteint dix-sept ans, on le voit dans cette garnison s’occuper sérieusement de la réalisation d’un projet qu’il avait conçu à Brienne, quand il venait d’accomplir à peine sa quatorzième année, celui d’écrire l’Histoire politique, civile et militaire de la Corse, depuis les temps les plus reculés jusqu’à son annexion à la France. Cette résolution est attestée par la lettre qu’il écrivit de Brienne à son père, le 13 septembre 1783, où il le priait de lui envoyer l’Histoire de la Corse, par Boswel. Il se mit résolument à l’œuvre, et écrivit avec enthousiasme les premiers chapitres, qu’il lut à ses camarades et à Mme  du Colombier, laquelle lui conseilla de les soumettre à l’abbé Raynal. « Je ne le connais pas, lui dit Bonaparte. — Eh bien, répondit Mme  du Colombier, je lui ferai recommander votre histoire par un de mes amis, et, s’il l’approuve, vous continuerez. » Cet ami, dont parlait Mme  du Colombier, était l’abbé de Saint-Ruf, chez qui l’abbé Raynal descendait chaque fois qu’il allait à Marseille, et vice versa. C’est alors qu’entraîné par le conseil de sa confidente, le jeune auteur adressa à l’abbé Raynal la lettre suivante :

« Monsieur l’abbé,

« Le destin des grandes réputations est d’attirer l’importunité ; chaque débutant veut s’attacher à une célébrité établie. Historien novice de ma patrie, c’est votre opinion que je voudrais connaître ; votre patronage, qui me serait cher, auriez-vous l’indulgence de me l’accorder ? Je n’ai pas dix-huit ans et j’écris ; c’est l’âge où l’on doit apprendre. Mon audace ne m’attirera-t-elle pas vos railleries ? Non, sans doute ; car, si l’indulgence est le partage du vrai talent, vous devez avoir beaucoup d’indulgence. Je joins à ma lettre les chapitres un et deux de l’Histoire de la Corse, avec le plan des autres. Si vous m’encouragez, je continuerai ; si vous me conseillez de m’arrêter, je n’irai pas plus avant. Excusez mon audace, et ne me reprochez pas le temps que je vais vous faire perdre.

« Je suis, monsieur l’abbé, avec une haute admiration de vos écrits et un profond respect pour votre personne,

« Votre très-humble et très-obéissant serviteur,

« BONAPARTE, officier d’artillerie. »

On remarquera que, dans cette lettre, il se vieillissait de plus d’un an. Ce n’est pas, en effet : « Je n’ai pas dix-huit ans et j’écris, » mais : « Je n’ai pas dix-sept ans et j’écris, » qu’il eût dû mettre (il était né le ]5 août 1769), et cette lettre à l’abbé Raynal est du commencement de juillet 1786. C’était déjà de la diplomatie ; il voulait ne pas paraître trop près de l’adolescence aux yeux de l’historien des deux Indes. Il paraît que l’abbé donna des éloges au travail de Napoléon, puisque celui-ci le continua, ce qui ne l’empêchait pas de lire beaucoup, à la fois pour s’instruire et pour apprendre à bien écrire en français. Sa curiosité, d’ailleurs, s’étendait à tout, et l’on voit que déjà il rêvait toutes les gloires. La lettre suivante témoigne de ses préoccupations littéraires et historiques à ce moment de sa carrière :

« Valence, le 23 juillet 1786.

« À M. Paul Barde, libraire à Genève,

« Je m’adresse directement à vous, monsieur, pour vous prier de me faire passer les Mémoires de Mme  de Warens et de Claude Anet, pour servir de suite aux Confessions de J.-J. Rousseau. Je vous prierai également de m’envoyer les deux derniers volumes de l'Histoire des révolutions de la Corse, par l’abbé Germanes. Je vous serais obligé de me donner note des ouvrages que vous avez sur l’île de Corse, ou que vous pourriez me procurer promptement. Vous pouvez m’adresser votre lettre : À monsieur de Buonaparte, officier d’artillerie au régiment de La Fère, en garnison à Valence, en Dauphiné.

« Je suis, monsieur, avec une parfaite considération, etc.,

« Buonaparte, officier d’artillerie. »

Au dos de cette lettre, M. Barde a écrit ; « Reçu le 4 août, répondu ledit jour. » Les Mémoires de Mme  de Warens et les Mémoires de Claude Anet, que Bonaparte demandait dans cette lettre au libraire Barde, de Genève, venaient de paraître à Chambéry. À cette époque, Napoléon était très-enthousiaste de J.-J. Rousseau, dont tous les ouvrages lui étaient familiers ; mais ce sont surtout les livres sur la Corse qu’il cherchait à acquérir et à rassembler de tous côtés, pour son travail d’historien, qu’il fut, du reste, bientôt obligé de suspendre, car, une révolte avant éclaté à Lyon au commencement du mois d’août, a propos du droit de banvin exigé par M. de Montazet, en sa qualité d’archevêque, le 2e  bataillon du régiment d’artillerie de La Fère, appelé à Lyon, partit de Valence le 12 août, et Bonaparte avec lui, pour aller, comme on dit toujours en pareil cas, prêter main-forte à la loi et faire régner l’ordre. Or ce droit de banvin était un reste odieux des droits féodaux, dont Mgr de Montazet, pour le bien de l’Église, ne voulait à aucun prix se départir ; c’était, pour plus de précision, une modification du droit par lequel les anciens seigneurs, afin de débiter plus facilement le vin de leurs récoltes, interdisaient à leurs vassaux ou censitaires, pendant la durée du mois d’août, la faculté de vendre leur propre vin. C’était pour coopérer au maintien de ce beau droit de banvin que Bonaparte était obligé de quitter ainsi Va-