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la voir debout à la proue du navire ; elle cherche des yeux la célèbre cité hellénique.. Elle aperçoit au loin une colline où elle ne distingue rien encore ; mais elle sait que c’est Athènes, et elle sent en elle un trouble indéfinissable. Comment la muse française n’a-t-elle pas encore trouvé d’accents pour célébrer ce passage autrement mystérieux ? car là, si c’est une jeune fille, une beauté, un charme, un esprit ; ici, c’est un homme prédestiné, un incomparable génie. Quelles sont les idées qui devaient bouillonner dans ce cerveau de dix ans ? Que se passa-t-il dans cette barque, qui portait César et sa fortune ? Admirable sujet, tout d’invention, mais où la fiction n’atteindrait point les hauteurs de la réalité.

À Brienne, le nombre des élèves n’excédait guère cent dix, dont cinquante aux frais du roi, qui payait pour chacun 700 livres par an ; et soixante environ aux frais de leurs parents, payant aussi une pension de 700 livres. La maison, desservie par des minimes, n’avait que 8 à 10, 000 livres de rente. On dit que ces moines étaient bien inférieurs en connaissances à ceux des congrégations qui dirigeaient les autres écoles militaires ; car, sous l’ancien régime, chose singulière ! c’étaient des moines qui étaient chargés de former les officiers de l’armée française. Obligés d’avoir recours à des professeurs laïques, et trop pauvres pour leur assurer un traitement convenable, les minimes de Brienne n’avaient que des sujets médiocres. Telle était leur pénurie à cet égard que, vers le temps où Napoléon entra dans leur école, ils avaient eu recours aux minimes de la Franche-Comté, qui leur envoyèrent le Père Patrault comme professeur de mathématiques, homme assez ordinaire d’ailleurs, qui avait pris Napoléon en grande amitié, et qui, rentré dans la vie séculière après 1789, devint secrétaire du général Bonaparte, quand celui-ci fut nommé commandant en chef de l’armée d’Italie.

Une tante de Pichegru, sœur de charité, suivit ce minime à Brienne, et y amena son neveu alors jeune, Franc-Comtois comme elle, à qui l’on donna gratuitement la même éducation qu’aux élèves. Pichegru, doué d’une grande intelligence, devint, aussitôt que son âge le permit, maître de quartier et répétiteur pour les quatre règles d’arithmétique du Père Patrault, qui a eu ainsi la gloire de compter parmi ses élèves un des bons généraux de la France et le plus grand capitaine des temps modernes. Pichegru songeait alors à se faire minime ; c’était là toute son ambition, c’était aussi le désir de sa tante ; mais le Père Patrault l’en dissuada en lui disant que leur profession n’était plus du siècle, et qu’il devait songer à quelque chose de mieux. Ce conseil d’un homme de bon sens porta Pichegru à s’enrôler dans le régiment d’artillerie de Metz, où il devint bientôt après bas officier, et obtint rapidement, sous la République, le grade de général de division et les fonctions de général en chef de l’armée de Hollande.

Il y avait à l’École de Brienne un maître d’écriture nommé Dupré, qui donna pendant quinze mois des leçons à Napoléon, et un maître d’escrime, le sieur Daboval, qui lui donna aussi des leçons de son art. Celui-ci devint sous-officier de gendarmerie, et n’est mort, retiré à Nogent-sur-Marne, qu’au commencement de 1834, âgé de plus de quatre-vingts ans. À propos de l’autre, on raconte que, peu de temps après l’élévation de Napoléon à l’Empire, un homme âgé, et d’une mise plus que modeste, arriva un jour à Saint-Cloud, et sollicita du grand maréchal Duroc la faveur d’une audience particulière de l’empereur. Introduit presque aussitôt dans le cabinet de Napoléon : « Qui êtes-vous, et que me voulez-vous ? demanda sèchement l’empereur. — Sire, répondit le solliciteur, c’est moi qui ai eu le bonheur de donner des leçons d’écriture à Votre Majesté pendant quinze mois, à Brienne. — Le bel élève, en vérité, que vous avez fait là ! dit vivement l’empereur ; ma foi, monsieur Dupré, je ne vous en fais pas mon compliment. » Puis, se prenant à rire de sa vivacité, il adressa quelques paroles bienveillantes au pauvre vieillard, et le congédia en lui promettant de lui faire savoir bientôt de ses nouvelles. Le vieux professeur reçut, en effet, quelques jours après, le brevet d’une pension de 1, 200 fr. sur la cassette particulière de l’empereur, signée de cette terrible griffe parfaitement illisible, mais reconnaissable entre toutes, comme une griffe de lion, dont Sa Majesté était redevable aux leçons du pauvre Dupré.

Napoléon avait apporté à Brienne une âme encore tout italienne : il se sentait comme étranger et mal à l’aise parmi ces jeunes nobles français, la plupart infatués de leurs noms, et qui regardaient la patrie du jeune Corse comme un pays barbare. Il ne prenait que rarement part à leurs jeux et à leurs exercices, et il ne se lia qu’avec un ou deux de ses camarades. Malgré sa petite taille, son air sombre et fier leur imposait ; toutefois, le nom de Napoleone, que son accent corse lui faisait prononcer à peu près Napoillioné, lui valut de ses nouveaux camarades le sobriquet de La Paille-au-Nez. Dévoré du désir d’apprendre, et déjà pressé du besoin de parvenir, Napoléon se faisait remarquer de ses maîtres par une application forte et soutenue ; il était, pour ainsi dire, le solitaire de l’école. On croit que l’éloignement du jeune écolier pour ses condisciples prenait aussi sa source dans l’état d’infériorité où il se sentait placé, en raison de sa condition de boursier et du peu de fortune de sa famille, qui ne permettait pas à celle-ci de lui envoyer les petits secours d’argent que les autres recevaient de leurs parents. La lettre suivante vient à l’appui de cette conjecture :

« De l’École militaire de Brienne, le 5 avril 1781,

« Mon père,

« Si vous ou mes protecteurs ne me donnent pas les moyens de me soutenir plus honorablement dans la maison où je suis, rappelez-moi près de vous, et sur-le-champ. Je suis las d’afficher l’indigence, et d’y voir sourire d’insolents écoliers qui n’ont que leur fortune au-dessus de moi, car il n’en est pas un qui ne soit à cent piques au-dessous des nobles sentiments qui m’animent. Eh quoi ! monsieur, votre fils serait continuellement le plastron de quelques nobles paltoquets qui, fiers des douceurs qu’ils se donnent, insultent en souriant aux privations que j’éprouve ! Non, mon père, non. Si la fortune se refuse absolument à l’amélioration de mon sort, arrachez-moi de Brienne, donnez-moi, s’il le faut, un état mécanique. À ces offres, jugez de mon désespoir. Cette lettre, veuillez le croire, n’est point dictée par le vain désir de me livrer à des amusements dispendieux : je n’en suis pas du tout épris. J’éprouve seulement le besoin de montrer que j’ai les moyens de me les procurer comme mes compagnons d’étude.

« Votre respectueux et affectionné fils,

             « DE BUONAPARTE, cadet. »

Cette lettre est un chef-d’œuvre de style, d’énergie, d’éloquence, que nous voudrions voir figurer en tête de tous nos prétendus Trésors épistolaires.

Un dernier trait, qui achèvera de peindre cette fierté de l’écolier de Brienne :

Un jour, le maître du quartier, brutal de sa nature, condamna le jeune Bonaparte, pour une faute légère, à dîner à genoux sur le seuil de la porte du réfectoire, punition que les élèves redoutaient entre toutes et qu’ils considéraient comme une espèce de déshonneur. L’exécution provoqua chez Bonaparte une violente attaque de nerfs accompagnée de vomissements. Le supérieur, qui passait par là, l’arracha au supplice et réprimanda sévèrement le maître sur son peu de discernement ; en même temps, le P. Patrault accourait de son côté et se plaignait que, sans nul égard, on dégradât ainsi son premier élève.

Au mois d’août 1783, le duc d’Orléans (père de celui qui s’appela plus tard Philippe-Égalité, et qui ne prit le titre de duc d’Orléans qu’à la mort de celui dont nous parlons, en 1785) et Mme  de Montesson vinrent à Brienne. Mme  de Montesson était alors mariée au prince, avec le consentement conditionnel du roi, qui portait : « Qu’elle ne changerait pas de nom ; qu’elle ne s’attribuerait aucune prérogative de princesse du sang ; qu’elle ne déclarerait point son mariage, et ne paraîtrait jamais à la cour. » Le magnifique château de Brienne fut, pendant plus d’un mois, un petit Versailles ; on célébra par de brillantes fêtes la présence des nobles visiteurs, qui venaient pour présider à la distribution des prix aux élèves de l’école. Ce fut le 25 août, jour de la Saint-Louis, qu’eut lieu cette distribution. Le jeune Bonaparte eut, avec Bourrienne, le prix de mathématiques, partie à laquelle il avait à peu près borné ses études et où il excellait. Tous deux reçurent leur couronne de la main de Mme  de Montesson.

Lorsque Bonaparte fut élevé au consulat, ayant appris que Mme  de Montesson vivait encore, il la fit prier de se rendre aux Tuileries. Dès qu’il la vit, il se leva, alla courtoisement au-devant d’elle et l’engagea à lui demander tout ce qui pourrait lui plaire. « Mais, général, je n’ai aucun droit à ce que vous voulez bien m’offrir, » répondit Mme  de Montesson. — « Vous ne savez donc pas, madame, répliqua le premier consul, que j’ai reçu de vous ma première couronne ? Vous vîntes à Brienne, avec M. le duc d’Orléans, distribuer les prix, et, en posant sur ma tête le laurier précurseur de quelques autres : Puisse-t-il vous porter bonheur ! me dîtes-vous. Je suis, assure-t-on, fataliste, madame ; il est tout simple que je n’aie pas oublié ce dont vous ne vous souvenez plus. Je serai charmé de vous être utile. D’ailleurs, le ton de la bonne compagnie est à peu près perdu en France ; il faut qu’il se retrouve chez vous. J’aurai besoin de quelques traditions ; vous voudrez bien les donner à ma femme ; et lorsque quelque étranger marquant viendra dans la capitale, vous lui offrirez des fêtes, pour qu’il soit convaincu que nulle part on ne peut voir plus de grâce et d’amabilité. » Le premier consul fit restituer à Mme  de Montesson les 60, 000 livres de rente qui lui avaient été léguées par le duc d’Orléans.

La grande dame survécut peu à cette faveur. Quelque temps après, mais lorsque déjà Napoléon avait été élevé à l’Empire, elle se fit transporter mourante à Saint-Cloud, et obtint de lui la promotion à la dignité de sénateur du lieutenant général vicomte de Valence, son petit-neveu par alliance, et neveu direct du lieutenant général du même nom, qui avait été gouverneur de l’École militaire de Paris, quand Napoléon y était passé au sortir de Brienne.

Comme nous l’ayons déjà fait pressentir plus haut, cette famille est vraiment étonnante par les élans de reconnaissance qui animent chacun de ses membres ; chez elle, la mémoire du cœur ne fait jamais défaut. En voyant ce sentiment toujours vivace, on dirait une plante-dans un sol généreux, qui rend au centuple le peu qu’il a reçu.

Le 15 septembre 1783, arriva à Brienne M. le chevalier de Keralio, maréchal de camp et sous-inspecteur général des écoles royales militaires de France. C’était un vieillard aimable, des plus propres aux fonctions dont il était chargé ; il aimait les enfants, jouait avec eux après les avoir examinés, et retenait avec lui à la table des minimes les élèves qui lui avaient plu.

Il avait conçu une affection toute particulière pour le jeune Corse, qu’il se plaisait à exciter de toutes manières. Il le mit sur la liste des élèves en état d’entrer au service ou de passer à l’École de Paris. L’élève Napoléon Bonaparte avait alors tout juste quatorze ans et un mois. L’enfant n’était fort que sur les mathématiques, et les moines représentèrent à M. de Keralio qu’il serait mieux d’attendre à l’année suivante, afin de lui donner le temps de se fortifier dans la langue latine. Mais le chevalier tint bon. « Je sais, leur dit-il, ce que je fais. Si je passe ici par-dessus la règle, ce n’est point une faveur de famille ; je ne connais pas celle de cet enfant. C’est tout à cause de lui-même. J’aperçois ici une intelligence qu’on ne saurait trop cultiver. » Et M. de Keralio rédigea la note suivante sur cet élève, dont il plaça le nom en tête de sa liste :

« ÉCOLE DE BRIENNE.

« État des élèves du roi capables, par leur âge, d’entrer au service ou de passer à l’École de Paris, savoir :

« M. de Buonaparte (Napoléon), né le 15 août 1769. Taille de 4 pieds 10 pouces 10 lignes ; bonne constitution ; excellente santé ; caractère soumis. Il a fait sa quatrième. Honnête et reconnaissant ; sa conduite est très-régulière. Il s’est toujours distingué par son application aux mathématiques ; il sait passablement l’histoire et la géographie ; il est faible dans les exercices d’agrément. Ce sera un excellent marin. Mérite de passer à l’École de Paris. »

Ce bon chevalier, si juste appréciateur du mérite, fut bientôt mis à la retraite, et mourut peu de temps après. M. Regnaud de Mons, brigadier de dragons, qui remplaça M. de Keralio, n’en avait pas la perspicacité ; mais il se conforma à ses notes, tout en s’étonnant, à la vue du jeune Napoléon, de celles qui le concernaient, et, l’année suivante, le futur empereur des Français passa à l’École de Paris (17 octobre 1784).

Mais ne quittons pas si vite l’École de Brienne, restons encore quelques instants sur ce mont Pélion ; nous avons bien le temps de suivre Achille à la guerre de Troie.

Ceux des élèves de Brienne qui cherchaient à taquiner Napoléon feignaient de ne pas comprendre le mot assesseur, qui était le titre de son père, et se plaisaient à dire qu’il était tout simplement huissier.

Le 8 octobre 1783, un écolier nommé Pougin des Ilets, avec qui il se disputait, ne craignit pas de lui dire : « Votre père est un misérable sergent. »

À ces mots, Napoléon se retire frappé de stupeur, et revient bientôt avec un cartel qu’il ne put faire tenir à celui qui venait de l’insulter, le cartel ayant été aperçu et saisi entre ses mains par le préfet des classes, qui condamna Bonaparte à la chambre de discipline et Pougin aux arrêts.

L’irritation du jeune Corse fut extrême, et toucha presque au désespoir. C’est dans ces circonstances qu’il écrivit au commandant général de la Corse, M. le comte de Marbeuf, qui se trouvait en ce moment à Sens chez Mme  d’Espinal, avec l’abbé Raynal, le marquis de Saillant et le prieur de Chambonas, une lettre qui se termine ainsi :

« Maintenant, monsieur le comte, si je suis coupable, si ma liberté m’est ravie à juste titre, veuillez ajouter aux bontés dont vous m’avez honoré la grâce de me retirer de Brienne et de me priver de votre protection : ce serait un vol que je ferais à qui saurait mieux la mériter que moi. Non, monsieur, jamais je n’en serais plus digne ; je ne me corrigerais point d’une impétuosité d’autant plus dangereuse que j’en crois le motif sacré. Quel que fût l’intérêt qui me le commandât, je n’aurais pas la force de voir traîner dans la boue un homme d’honneur, mon père, mon respectable père ! Sous ce rapport, monsieur le comte, je sentirais toujours trop vivement pour me borner à en porter plainte à mes chefs ; je serais toujours persuadé qu’un bon fils ne doit point commettre un autre à venger un pareil outrage. Quant aux bienfaits que vous fîtes pleuvoir sur moi, ils seront sans cesse présents à ma pensée. Je me dirai : J’avais acquis une honorable protection ; mais, pour en profiter, il fallait des vertus que le ciel m’a refusées.

« Veuillez, généreux protecteur, ne voir dans la présente qu’un jeune homme qui préfère à la fortune la douce satisfaction de ne point affliger un jour son respectable bienfaiteur.

« Napoléon Buonaparte. »

La société de Mme  d’Espinal était réunie dans son salon quand un domestique du comte de Marbeuf lui remit la lettre venue de Brienne. Il n’en avait pas terminé la lecture qu’il s’écria que l’emprisonnement appliqué dans ces circonstances était une injustice. La lettre passa de main en main, et l’on prononça unanimement que le jeune écolier n’avait fait qu’obéir à des sentiments très-naturels et à un orgueil très-légitime ; on insista pour que M. de Marbeuf partît au plus tôt pour Brienne, afin d’y faire cesser les persécutions exercées contre son protégé. Le 9 octobre, le gouverneur général de la Corse était en effet chez le directeur de l’école, et une heure après son arrivée, Napoléon était mis en liberté sur les instances de son protecteur, qui lui dit : « Quelque légitime que soit votre ressentiment, je vous en commande le sacrifice, parce que je suis certain que jamais outrage ne vous sera fait. Soyez désormais moins facile à vous irriter, car celui qui se met en colère pour de bons motifs finit par s’emporter pour des riens. » Cet incident, tout petit qu’il paraisse, eut cependant pour Napoléon un résultat important ; il lui dut le repos et presque le respect de ses camarades. Frappés de l’énergie qu’il avait déployée en cette occasion, ils ne se hasardèrent plus à le mortifier, et prirent dès lors la plus haute idée de son courage et de ses qualités personnelles.

M. de Marbeuf, caractère de vieille roche, et, comme nous venons de le voir, commandant général de l’île de Corse au nom du roi, avait toujours porté un grand intérêt à la famille Bonaparte ; sa puissante protection avait aidé à l’admission de Napoléon à Brienne. Celui-ci ne devait jamais l’oublier. M. de Marbeuf était mort à Bastia en 1786, âgé de soixante-quatorze ans, laissant une veuve beaucoup plus jeune que lui (elle avait vingt et un ans) et un fils. Dans le cours de sa vie, Napoléon ne laissa échapper aucune occasion de témoigner sa reconnaissance à la veuve et au fils de celui qui avait été son ancien protecteur. Voici la lettre qu’il adressait, en 1805, au jeune Marbeuf, alors officier au 25e régiment de dragons : « Je vous accorde, votre vie durant, une pension de 6, 000 livres sur le trésor de la couronne, et j’ai donné ordre à M. de Fleurieu, mon intendant, de vous en expédier le brevet. J’ai donné ordre qu’il vous soit remis, sur les dépenses courantes de ma cassette particulière, 12, 000 fr. pour votre équipement. Mon intention est de vous donner, dans toutes les circonstances, des preuves de l’intérêt que je vous porte pour le bon souvenir que je conserve et les services que j’ai reçus de monsieur votre père, dont la mémoire me sera toujours chère, et je me confie dans l’espérance que vous marcherez sur ses traces. Sur ce, je prie Dieu qu’il vous ait en sa sainte garde. NAPOLEON. »

Un bienfait, un service, un souvenir était pour Napoléon une dette dont il ne croyait jamais s’être suffisamment acquitté.

Le 19 octobre 1784, Napoléon arriva à Paris avec quatre de ses condisciples de Brienne, nommés comme lui, sur le rapport du chevalier de Kéralio, élèves de l’École militaire de Paris. Tous portaient de grands noms, des noms aristocratiques : c’étaient MM. Nicolas-Laurent Montarby de Dampierre, Jean-Joseph de Cominges, Henri-Alexandre-Léopold de Castries et Pierre-François-Marie Laugier de Bellecour. Aucun, toutefois, de ces quatre élèves n’entra dans l’artillerie aussitôt que Napoléon.

Les cinq jeunes gens furent accompagnés jusqu’à Paris par un minime chargé de veiller sur eux, et jusqu’à Nogent-sur-Seine, où ils prirent le coche, par leur camarade Bourrienne, qui allait à Sens, son pays, faire une visite à sa mère. À l’École militaire de Paris, Napoléon reçut des leçons de mathématiques du célèbre Monge et de M. J.-B. Labbey. M. de l’Eguille, professeur d’histoire, dans le rapport qu’il fit sur ses élèves, avait ainsi noté le jeune Napoléon : Corse de nation et de caractère ; il ira loin si les circonstances le favorisent. Ce professeur était très-fier — il y avait de quoi — de sa prédiction, et se plaisait, lorsqu’elle fut accomplie, à la rappeler.

M. Domairon, professeur de belles-lettres, disait qu’il avait toujours été frappé de la bizarrerie des amplifications de Napoléon ; il les appelait du granit chauffé au volcan. Un seul s’y trompa : ce fut M. Bauer, le gros et lourd maître d’allemand. Le jeune Napoléon ne faisait aucun progrès dans cette langue, ce qui avait inspiré un profond mépris à maître Bauer, qui ne supposait rien au-dessus de son art. Un jour que l’écolier ne se trouva pas à sa place, ce professeur s’informe où il pourrait être. On lui dit qu’il subissait en ce moment un examen préparatoire pour l’artillerie. « Mais, est-ce qu’il sait quelque chose ? dit ironiquement l’épais M. Bauer. — Comment, monsieur ! c’est le plus fort mathématicien de l’école, lui fut-il répondu. — Eh bien, je l’ai toujours entendu dire, et j’ai toujours pensé que les mathématiques n’allaient qu’aux bêtes. » C’est Napoléon lui-même qui a rappelé ce mot à Sainte-Hélène ; et, comme il n’avait plus entendu parler de ce professeur : « Je serais curieux, disait-il, de savoir si M. Bauer a vécu assez longtemps pour jouir de son jugement. »

Quoique nommé lieutenant en second d’artillerie, le 1er  septembre 1785, après avoir été examiné à Paris par Laplace, il n’avait encore reçu, le 23 septembre, ni son brevet ni sa lettre de service, ainsi que le témoigne une lettre qu’il écrivit sous cette date, de Paris, à M. Labitte, marchand de draps, rue Saint-Honoré, au coin de la rue des Prouvaires, à l’enseigne