Page:Larousse - Grand dictionnaire universel du XIXe siècle - Tome 2, part. 1, B-Bd.djvu/144

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avec je ne sais quoi d’effaré et de terrible, mêlé au réel, toute notre civilisation contemporaine ; livre merveilleux que le poëte a intitulé comédie et qu’il aurait pu intituler histoire, qui prend toutes les formes et tous les styles, qui dépasse Tacite et qui va jusqu’à Suétone, qui traverse Beaumarchais et qui va jusqu’à Rabelais ; livre qui est l’observation et qui est l’imagination ; qui prodigue le vrai, l’intime, le bourgeois, le trivial, le matériel, et qui, par moments, à travers toutes les réalités brusquement et largement déchirées, laisse tout à coup entrevoir le plus sombre et le plus tragique idéal. À son insu, qu’il veuille ou non, qu’il y consente ou non, l’auteur de cette œuvre immense et étrange est de la forte race des écrivains révolutionnaires. Balzac va droit au but. Il saisit corps à corps la société moderne ; il arrache à tous quelque chose, aux uns l’illusion, aux autres l’espérance, à ceux-ci un cri, à ceux-là un masque ; il fouille le vice, il dissèque la passion ; il creuse et sonde l’homme, l’âme, le cœur, les entrailles, le cerveau, l’abîme que chacun a en soi. Et, par un droit de sa libre et vigoureuse nature, par un privilège des intelligences de notre temps qui, ayant vu de près les révolutions, aperçoivent mieux la fin de l’humanité et comprennent mieux la Providence, Balzac se dégage souriant et serein de ces redoutables études qui produisaient la mélancolie chez Molière et la misanthropie chez Rousseau. Voilà ce qu’il a fait parmi nous. Voilà l’œuvre qu’il nous laisse, œuvre haute et solide, robuste entassement d’assises de granit, monument ! œuvre du haut de laquelle resplendira désormais sa renommée. Les grands hommes font leur propre piédestal ; l’avenir se charge de la statue… Sa vie a été courte, mais pleine ; plus remplie d’œuvres que de jours. — Hélas ! ce travailleur puissant et jamais fatigué, ce philosophe, ce penseur, ce poète, ce génie a vécu parmi nous de cette vie d’orages, de luttes, de querelles, de combats, commune dans tous les temps à tous les grands hommes. Aujourd’hui, le voici en paix. Il sort des contestations et des haines ; il entre, le même jour, dans la gloire et dans le tombeau. Il va briller désormais au-dessus de toutes ces nuées qui sont sur nos têtes, parmi les étoiles de la patrie. » (Victor Hugo, Discours sur la tombe de Balzac, 1850.)

« De son vivant, des bizarreries de caractère, des inégalités de talent, des prétentions trop légitimes à cette fécondité superlative que d’autres ont dépassée depuis, des preuves fréquentes d’une absence complète de sens moral, d’interminables querelles avec les éditeurs, les revues, les journaux et les libraires, des allures de Chicaneau littéraire peu compatibles avec la dignité des lettres, et aussi, — car il faut tout dire, — un dédain profond, une antipathie superbe pour ce parti radical, révolutionnaire, à qui nous laissions alors le privilège de distribuer à sa guise la gloire et le ridicule, tout cela, sans rien ôter à la célébrité bruyante de M. de Balzac, le maintenait dans une situation mixte, équivoque, indéfinie, entre l’hommage et le sarcasme, entre l’admiration et le doute, entre l’aveu de ses facultés éclatantes et le regret de lui en voir faire un mauvais usage. À présent, tout est changé : l’homme d’un talent immense, mais compliqué et inquiétant aux yeux de ses contemporains, M. de Balzac est devenu, pour les jeunes gens qui se pressent autour de son monument inachevé, un homme de génie, un révélateur, un maître, un modèle : il a des commentateurs et des scoliastes, comme Homère et comme le Dante. Toute notre petite école de réalistes se prétend arrière-nièce de l’auteur des Parents pauvres, et c’est en effet, si l’on s’en tient au titre, l’œuvre qui peut le mieux servir à désigner sa parenté… — Parmi les nombreux moyens que l’esprit de l’homme possède pour s’égarer, il en est deux qui sembleraient devoir s’exclure, et qui pourtant se touchent de bien plus près qu’on ne pense : le sensualisme et le mysticisme… Eh bien ! c’est à cette double tendance que répond M. de Balzac ; il est sensuel et il est mystique ; il donne une main à Swedenborg, l’autre à Cabanis : le même paquet de plumes lui sert à écrire Séraphita, Louis Lambert, la Physiologie du mariage et les Contes drolatiques. Génie immodéré et malsain, il flatte, il chatouille, il surexcite en nous l’appétit et la rêverie, le côté bestial et le côté extatique, l’ange et la bête, sans s’occuper de l’homme, qui est au milieu, et que le vrai moraliste a soin de tenir également éloigné de ces doux extrêmes… Ce qu’on peut alléguer de plus favorable à M. de Balzac, c’est que le sens moral n’existait pas chez lui, ou, mieux encore, que l’excès de production et de travail amenait dans son esprit une sorte de vertige qui déplaçait et bouleversait à ses yeux, non-seulement les notions du simple, du raisonnable et du vrai dans le domaine de l’art, mais encore les conditions du bien et du mal dans le domaine de la conscience. Cette fascination étrange qu’il exerçait sur les autres réagissait sur lui-même, et le rendait incapable de discerner où devait s’arrêter sa plume, soit en matière de morale, soit en matière de goût. Ceci excuserait tout au plus ses intentions, sans amoindrir le mal qu’il a fait… Si, de cette immoralité générale, nous passons à une application plus directe, plus contemporaine, nous trouverons dans les œuvres de M. de Balzac un aliment, et, pour ainsi parler, une note correspondante à tous les vices, à toutes les erreurs particulières à notre époque. Ce culte du succès, de la fortune, de l’or rapidement acquis, du luxe follement exagéré ; ces existences démesurées, fabuleuses, excessives, où la puissance de l’homme semble un défi jeté à la puissance divine, je les rencontre à toutes les pages… — À coup sûr, il serait injuste ou plutôt insensé de refuser à M. de Balzac quelques-unes des qualités du génie : la patience, la force, la persévérance, l’intuition pénétrante et profonde, et surtout la faculté de donner la vie à tout ce qu’il touche, depuis les personnages qu’il invente jusqu’aux maisons où il les loge ; mais il manque d’autres qualités non moins essentielles : le goût, la proportion, la mesure, le naturel, l’art de s’arrêter à ce moment précis, unique, décisif, où l’effet s’altère en se grossissant, où la situation se gâte en se prolongeant, où l’analyse se change en alchimie, l’observateur en maniaque et le voyant en visionnaire. On a dit avec raison qu’il y avait deux hommes en M. de Balzac : l’un, artiste supérieur, conteur incomparable, hardi et heureux trouveur ; l’autre, tout à côté, occupé à pousser au noir le dessin primitif, à entortiller l’invention originale, à importer dans le récit et la description, dans la digression et le dialogue, je ne sais quoi de subtil, d’embarrassé et de pénible qui sent la retouche et la surcharge. M. de Balzac est-il vrai ? Oui, mais d’une vérité relative, accidentelle, locale, qui réside dans le détail plutôt que dans l’ensemble… — Quelle fatigue pour arriver à faire moins bien en voulant mieux faire, à tout embrouiller en voulant tout dire ? Ce style est comme un vin qui dépose ; allez au fond, vous trouvez la lie. » (De Pontmartin, Causeries littéraires, 1854.)

« M. de Balzac, ce révolté superbe qui a voulu être un fondateur, ce Rabelais raffiné qui a trouvé une femme là où Rabelais n’avait trouvé qu’une bouteille, M. de Balzac a rêvé le gigantesque, sans toutefois être un architecte des temps cyclopéens. Aussi, quand il a voulu bâtir son temple de Salomon, il n’a pas trouvé assez de marbre ni assez d’or. Pour sa comédie humaine, il a manqué souvent d’acteurs, et il lui a fallu se résigner à faire jouer souvent les comparses. Il est de mode aujourd’hui d’élever Balzac au niveau des dominateurs du génie humain, comme Homère, saint Augustin, Shakspeare et Molière ; mais, pour l’esprit qui voit juste, que de rochers se sont renversés sur cet Encelade, que d’escaliers oubliés dans sa tour de Babel comme en sa maison des Jardies ! — Balzac était doublé d’une femme, comme Georges Sand est doublé d’un homme. Il a eu de la femme les curiosités, il en a eu aussi les contradictions. — Balzac se croyait religieux, mais son église, c’était le sabbat, et son prêtre n’était pas saint Paul, mais Swedenborg ; sinon Mesmer ; son Évangile, c’était le grimoire, peut-être celui du pape Honorius (Honorius de Balzac). Il se croyait homme politique et voulait continuer de Maistre ; il s’imaginait glorifier l’autorité, et il réalisait la perpétuelle apothéose de la force ; ses héros se nommaient indifféremment Moïse ou Attila, Charlemagne ou Tamerlan, Ricci, le général des Jésuites, ou Robespierre, le profanateur du sanctuaire, Napoléon ou Vautrin. L'Histoire des Treize, ce chef-d’œuvre, restera comme le grandiose et monstrueux plaidoyer de la force personnelle défiant la force sociale. Mais ne restera-t-il pas aussi, à côté de la philosophie de Hegel, comme un éloquent codicille à ces testaments de la souveraineté individuelle signés par Aristophane, par Lucien, par Rabelais, par Montaigne et par Voltaire ? Il se croyait spiritualiste, et, sublime carabin, il n’étudiait qu’à l’amphithéâtre. Il n’entrait dans un salon que par la cuisine et le cabinet de toilette. Il a toujours ignoré cette belle parole de Hemsterhuys : « Ce monde n’est pas une machine, mais un poème. » Il se croyait peintre de mœurs, et il inventait les mœurs. Ses femmes, qui vivent d’une vie si puissante, madame de Langeais ou la Torpille, n’ont jamais fréquenté que M. de Balzac… — Comme les grands artistes, il a créé son monde, monde étrange, qui a consolé et accueilli tous les dépaysés du monde réel, monde impossible, qui a plus d’une fois peint l’autre à son image ; que de charmantes provinciales ont été après coup des Eugénie Grandet, des madame de Mortsauf ou des madame Claës ! Faut-il rappeler qu’à Venise, durant tout un hiver, le beau monde s’est déguisé avec les masques de la Comédie humaine ?… — Ce qui a manqué à Balzac dans cet enfer de la vie, dont il a descendu toutes les spirales, c’est la virginité dans l’amour et l’ingénuité dans la poésie. Il s’est toujours un peu embarrassé dans les broussailles du style. Il n’a pas, comme Dante, rencontré les divins guides qui s’appellent Béatrix et Virgile. Il en pleurait lui-même. Quand il écrivait la Recherche de l’absolu, il était à la recherche de l’idéal ; mais l’idéal, on l’a en soi comme l’amour. Les études de chimiste et d’alchimiste, de médecin et de juriste, n’allument pas la flamme de Prométhée !… » (Arsène Houssaye. Hist. du quarante et unième fauteuil. 1855. 6e éd., 1862.)

« L’œuvre de M. de Balzac est celle qui contient le plus de portraits : c’est un monde entier, décrit avec la puissante exactitude de ce grand maître ; cependant on peut affirmer que les physionomies qui lui ont donné le plus de mal à décrire, pour lesquelles il s’est consumé en efforts supérieurs, qu’il a caressées avec amour, ces physionomies ne sont pas toujours les plus saillantes. Beaucoup ne sont visibles qu’à la lecture, pendant cinq minutes ; la page tournée, elles sont oubliées. Mais il reste à l’auteur de la Comédie humaine une quarantaine de portraits plus connus que les membres de l’Académie. (Champfleury. Réalisme. 1857.)

« Remettre à la scène les Ressources de Quinola, retirer de la poussière, où le plus implacable et le plus universel dédain la reléguait, cette souquenille de Fontanarès, dont les beaux esprits de 1842 s’étaient moqués, et nous demander à nous, qui avons vu passer tant de grands hommes déchus, tant de talents exploités, tant d’intelligences flétries par les puissances de toutes sortes, par les despotismes du fer ou de l’or ; nous demander si nous comprendrions mieux les illusions, le courage, le martyre d’un inventeur, la tragédie de la science et de la conscience : c’était une entreprise que les habiles traitaient de folie, et qui avait quatre-vingt-dix-neuf chances pour échouer, sans doute, mais qui avait une chance pour réussir : la force de la vérité, et qui a réussi… — Balzac était, à proprement parler, un génie de la famille de Fontanarès ; il découvrait la vapeur trop tôt… — La seule concession que l’on puisse faire aux détracteurs de ce puissant génie, c’est d’avouer que sa vue devançait trop sa marche, et que les procédés d’exécution resteraient longtemps inférieurs à son idée. Il portait tout un monde dans sa tête ; mais il chancela toujours sous son fardeau. Jamais il n’eut l’allure libre, dégagée, heureuse. On eût dit qu’il avait l’ivresse permanente de ses idées ; et quand il voulait se fixer sur une seule, toutes sortaient en foule et le sollicitaient. De là l’ambition démesurée de tout faire tenir dans une phrase, dans un mot ; de là des luttes pour se simplifier, pour se dégager. Balzac travaillait pour le compte d’un Balzac futur, qu’il entrevoyait plein de sérénité, ayant fondé le roman moderne, illuminé le théâtre, et porté jusqu’à la tribune politique le trop-plein de son cœur. Ce Balzac idéal et artiste, qui n’apparaît qu’aux survivants du Balzac travailleur et manouvrier de sa gloire, ce Balzac fût venu à coup sûr. Il avançait, il sortait de l’ébauche, quand la mort s’est impatientée de ce combat… Et nous pouvons, en regrettant le plus grand romancier de l’ère moderne (je n’excepte personne, ni aucun pays), regretter aussi qu’il ne nous ait pas été donné de saluer, autrement que par des espérances et par des regrets, l’homme qui eût trouvé la formule de l’art théâtral au XIXe siècle. » — Louis Ulbach, le Temps, 19 octobre 1863.

« Les trois caractères dominants du talent de Balzac sont la vérité, le pathétique et la moralité. Il faut y ajouter l’invention dramatique, qui le rend en prose égal et souvent supérieur à Molière. — Je sais qu’à ce mot, un cri de scandale et de sacrilège va s’élever de toute la France ; mais, sans rien enlever à l’auteur du Misanthrope de ce que la perfection de son vers ajoute à l’originalité de son talent, et en le proclamant, comme tout le monde, l’incomparable et l’inimitable, mon enthousiasme pour le grand comique du siècle de Louis XIV ne me rendra jamais injuste et ingrat envers un autre homme inférieur en diction, égal, si ce n’est supérieur, en conception, incomparable aussi en fécondité : Balzac ! Combien de fois, en le lisant et en déroulant avec lui les miraculeux et inépuisables méandres de son invention, ne me suis-je pas écrié tout bas : La France a deux Molière, le Molière en vers et le Molière en prose !… Balzac est, avant tout, le grand géographe des passions. Je ne sais quel instinct révélateur et observateur lui a appris que les lieux et les hommes se tiennent par des rapports secrets ; que tel site est une idée, que telle muraille est un caractère, et que, pour bien saisir un portrait, il faut bien peindre un intérieur. Cette analogie et cette fidélité sont à ses romans ce que le paysage est aux grandes scènes du drame. Les imbéciles se plaignent de cette minutie apparente de description ; les hommes de haute et profonde intelligence l’admirent. Tout commence chez lui par ce milieu de ses personnages, préface de l’homme. C’est même là qu’il déploie le plus de verve. Voyez le début d’Eugénie Grandet… voilà l’avare ! bien autrement conçu que celui de Plaute, de Térence ou de Molière. La comédie de caractère va jusqu’au rire dans les caricatures de ces grands comiques. Chez Balzac, elle va jusqu’aux larmes. Les uns se moquent ridiculement de l’avare dans le mot fameux : Qu’allait-il faire dans cette galère ? l’autre fait détester le vice et haïr le vicieux. Mais ils écrivent en vers immortels, et Balzac n’écrit qu’en prose modelée sur le cœur humain ! Je le répète avec conviction : il a, dans ses innombrables romans, cent fois dépassé en invention l’incomparable Molière. On ne peut pas le louer plus haut, ce mot suffirait pour sa gloire… C’était un homme de la race de Shakspeare, dont la sève était variée, large et profonde comme le monde… — On fut longtemps à le juger, il était trop au-dessus de ses juges. En laissant de côté ces livres futiles et un peu cyniques, les Contes drolatiques, écrits dans le commencement de sa vie pour avoir du pain et un habit, qu’il ne faut pas compter pour des monuments, mais excuser comme des haillons de misère, son caractère était probe et religieux au fond… Il aimait les Bourbons et l’aristocratie de la Restauration, par tradition paternelle… Quant à son talent, il est incomparable… Il rentra dans la voie droite de l’abbé Prévost, et n’aspira qu’à un seul titre, celui d’historiographe de la nature et de la société… On dit, je le sais, et je me le suis dit moi-même en finissant la lecture de ce merveilleux artiste : Il est parfait, mais il est triste ; on sort, avec dés larmes dans les yeux, de cette lecture. — Balzac est triste, c’est vrai ; mais il est profond. — Est-ce que le monde est gai ? — Molière est triste, et c’est pourquoi il fut Molière. » (Lamartine, Cours de littérature, 106, 107 et 108e entretien, 1864).

« Balzac, comme Shakspeare, a peint les scélérats de toute espèce : ceux du monde et de la Bohême, ceux du bagne et de l’espionnage, ceux de la banque et de la politique. Comme Shakspeare, il a peint les monomanes de toute espèce : ceux du libertinage et de l’avarice, ceux de l’ambition et de la science, ceux de l’art, de l’amour paternel et de l’amour. Souffrez dans l’un ce que vous souffrez dans l’autre. Nous ne sommes point ici dans la vie pratique et morale, mais dans la vie imaginaire et idéale. Leurs personnages sont des spectacles, non des modèles ; la grandeur est toujours belle, même dans le malheur et dans le crime. Personne ne vous propose d’approuver et de suivre ; on vous demande seulement de regarder et d’admirer. J’aime mieux, en rase campagne, rencontrer un mouton qu’un lion ; mais derrière une grille, j’aime mieux voir un lion qu’un mouton. L’art est justement cette sorte de grille ; en ôtant la terreur, il conserve l’intérêt. Désormais, sans souffrance et sans danger, nous pouvons contempler les superbes passions, les déchirements, les luttes gigantesques, tout le tumulte et l’effort de la nature humaine, soulevée hors d’elle-même par des combats sans pitié et des désirs sans frein. Et certes, ainsi contemplée, la force émeut et entraîne. Cela, nous tire hors de nous-mêmes ; nous sortons de la vulgarité où nous traînent la petitesse de nos facultés et la timidité de nos instincts. Notre âme grandit par spectacle et par contre-coup ; nous nous sentons comme devant les lutteurs de Michel-Ange, statues terribles dont les muscles énormes et tendus menacent d’écraser le peuple de pygmées qui les regarde ; et nous comprenons comment les deux puissants artistes se trouvent enfin dans leur royaume, loin du domaine public, dans la patrie de l’art. Shakspeare a trouvé des mots plus frappants, des actions plus effrénées, des cris plus désespérés ; il a plus de verve, plus de folie, plus de flamme ; son génie est plus naturel, plus abandonné, plus violent ; il invente par instinct, il est poète ; il voit et fait voir par subites illuminations les lointains et les profondeurs des choses, comme ces grands éclairs des nuits méridionales, qui d’un jet soulèvent et font flamboyer tout l’horizon. Celui-ci échauffe et allume lentement sa fournaise ; on souffre de ses efforts ; on travaille péniblement avec lui dans ces noirs ateliers fumeux, où il prépare, à force de science, les fanaux multipliés qu’il va planter par milliers, et dont les lumières entre-croisées et concentrées vont éclairer la campagne. À la fin, tous s’embrasent ; le spectateur regarde : il voit moins vite, moins aisément, moins splendidement avec Balzac qu’avec Shakspeare, mais les mêmes choses, aussi loin et aussi avant… — Le signe d’un esprit supérieur, ce sont les vues d’ensemble. Au fond, elles sont la partie capitale de l’homme ; les autres dons ne servent qu’à préparer ou à manifester celui-là ; s’il manque, ils restent médiocres ; sans une philosophie, le savant n’est qu’un manœuvre et l’artiste qu’un amuseur. De là le rang éminent d’Ampère en physique, de Geoffroy Saint-Hilaire en zoologie, de M. Guizot en histoire. De là aussi le rang de Balzac dans le roman. Il avait des idées générales sur tout, tellement que ses livres en sont encombrés et que leur beauté en souffre…

— De sa morale naît sa politique. Comme tous ceux qui ont mauvaise opinion de l’homme, il est absolutiste… Il abusait du roman comme Shakspeare du drame, lui imposant plus qu’il ne peut porter… Balzac, opprimé par un surcroît de théories, mettait en romans une politique, une psychologie, une métaphysique, et tous les enfants légitimes ou adultérins de la philosophie. Beaucoup de gens s’en fatiguent, et rejettent Séraphita et Louis Lambert comme des rêves creux, pénibles à lire ; ils voudraient une philosophie moins romanesque ou des romans moins philosophiques. Ils ne se trouvent ni assez instruits ni assez amusés ; ils demandent plus d’intérêt ou plus de preuves. Ils devraient remarquer que ces œuvres achèvent l’œuvre, comme une fleur termine sa plante ; que le génie de l’artiste y rencontre son expression complète et son épanouissement final ; que le reste les prépare, les explique, les suppose et les justifie ; qu’un cerisier doit porter des cerises, un théoricien des théories, et un romancier des romans. — On fait des mots sur tout à Paris, c’est une façon de résumer des idées pour les rendre portatives ; en voici quelques-uns que j’ai recueillis sur Balzac : « C’est le musée Dupuytren in-folio. — C’est un beau champignon d’hôpital. — C’est Molière médecin. — C’est Saint-Simon peuple. » Je dirai plus simplement : Avec Shakspeare et Saint-Simon, Balzac est le plus grand maga-