Page:Larousse - Grand dictionnaire universel du XIXe siècle - Tome 2, part. 3, Bj-Bo.djvu/146

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triotes que l’avilissement et la tyrannie. Un peuple immense attend de vous son bonheur. Nous en faisons partie… jetez les yeux sur nous, ou nous périssons.

Nous sommes avec respect, Nosseigneurs, vos très-humbles et très-obéissants sujets. »

Les signatures de cette adresse, rédigée en quelque sorte ab irato, et dans un style souvent incorrect, mais énergique, sont surtout curieuses à connaître. Les voici dans leur ordre et avec les qualités :

Buonaparte, officier d’artillerie ; Tartaroli, propriétaire ; Pozzo di Borgo, secrétaire des électeurs de la noblesse de Corse ; Buonaparte, ancien archidiacre ; Orto, ancien procureur du roi de l’amirauté, et ancien podestat ; Lazaro Ballero, avocat et député de la corporation des laboureurs ; Francesco Pozzo di Borgo, ancien officier municipal et député de la corporation des laboureurs ; Pietro della Costa, ancien officier de la légion corse ; Giuseppe Drago ; Giovan Giuseppe Pozzo di Borgo ; Giovan-Batista Terrano ; Girolomo Ballero, négociant ; Pietro Zerbi, député de la corporation des cordonniers ; Giovan-Batista Pietrapiana, procureur du siège royal et député de la corporation des maçons ; Antonio Peraldi, chanoine ; Antonio Colonna d’Ornano ; Silvestro Calcatogio, chef des laboureurs ; Ignazio Matteo, vicaire général ; Mario Gigliara, chef des laboureurs ; Filippo Speturno, chanoine ; Carlo Paulino ; Antonio Petretti Guidaccioli ; l’abbé Colonna ; l’abbé Giovan-Batista Recco ; Tomaso Tavera ; Pietro Petretto ; Andréa Suzinni ; Simomi Bonisoni ; Giuseppe Cuneo ; Girolomo Costa, chanoine ; l’abbé Francesco Ramolini ; Giuseppe ; Antonio Rubaglia, négociant ; l’abbé Giovan-Batista Pozzo di Borgo, électeur du clergé d’Ajaccio ; Giovan-Maria Paravicini ; Fesch, archidiacre du chapitre ; Cutoli, etc., etc.

Ainsi déjà, ce jeune officier de vingt ans s’était mis, par son ascendant moral et sa bouillante ardeur, à la tête des plus notables citoyens de sa patrie, revendiquant la liberté, avec des citoyens de toutes les classes. On voit là, en effet, pêle-mêle, et dans un véritable laisser-aller égalitaire et démocratique des hommes des plus humbles professions mêlés aux noms les plus aristocratiques de l’île, et le jeune Bonaparte y entraîne jusqu’à son vieux grand-oncle, l’archidiacre Lucien.

À cette heure solennelle où la France nouvelle jetait un défi superbe au vieux monde, au lendemain de la prise de cette forteresse en qui se personnifiaient tous les abus de la royauté, le souffle de la Révolution avait évidemment passé sur l’âme de Bonaparte, et toutes les ardeurs bouillonnaient dans son cerveau. La grande aurore de 89 l’éblouissait de ses feux naissants. Le 1er janvier 1790, il était devenu le huitième lieutenant en second du régiment de La Fère, mais le citoyen primait en lui le lieutenant. L’adresse que nous venons de rappeler était un acte collectif, dont il avait, sans nul doute, pris l’initiative, et que, en le signant le premier, il avait particulièrement marqué de son nom et de sa griffe, ex ungue leonem. Il ne devait pas tarder à faire plus encore, mais cette fois en son propre nom, et sous sa seule responsabilité. En effet, le 23 janvier 1790, il écrivit sa fameuse lettre à Buttafuoco, foudroyante apostrophe à celui qu’il regardait comme le Judas de sa patrie. Cette lettre, qui est datée de l’an II de la liberté, et signée simplement Buonaparte, sans autre qualification, est une véhémente philippique qu’il fit imprimer peu après, sous ce titre : Lettre écrite par Buonaparte à M. Matteo di Buttafuoco, maréchal des camps et armées du roi, député de la noblesse corse à l’Assemblée nationale constituante. On lit à la première ligne de cette lettre : De mon cabinet de Milleli. Or, ces mots seraient pour le lecteur une énigme, si nous ne les faisions pas suivre de quelques éclaircissements. Ce cabinet, comme si tout devait être bizarre dans ces commencements d’un grand homme, était une grotte près d’Ajaccio, qui tire son mérite principal des souvenirs de Napoléon qui y sont attachés. La tradition de ceux qui ont familièrement vécu avec lui durant son jeune âge est restée vivante à Ajaccio. Dans presque toutes les classes, on y trouvait encore, il y a une trentaine d’années, des compagnons de son enfance, et il n’en était aucun qui ne dît, avec une sorte de simplicité mêlée d’orgueil, quand on parlait de lui : Era uno di noi ! c’était un de nous. La maison de campagne où il fut élevé, et qui appartenait à sa famille, était un peu au-dessus de la ville, et la grotte de Milleli est située à quelque distance. C’est là qu’il aimait à se retirer, loin de tout bruit et de toute compagnie. Il s’y cachait, dit-on, pour apprendre ses leçons avec plus de calme et de tranquillité ; mais sans doute aussi que la nature et la position du lieu exerçaient sur son âme, qui ne se connaissait point encore, une attraction involontaire, ainsi que le dit M. de Coston, à qui nous allons emprunter la description de cette grotte, désignée vulgairement aujourd’hui sous le nom de Grotte de Napoléon. Il en fait remarquer le caractère singulier dans ses rapports avec la nature même du jeune Corse. Jamais cachette d’enfant ne fut mieux, dit-il, à la mesure de celui qui l’avait choisie pour asile. Elle est formée par deux énormes blocs de granit éboulés du sommet de la montagne. En roulant sur la pente, ils sont venus choquer l’un contre l’autre, et se sont servis mutuellement d’appui : il en résulte une espèce de voûte naturelle, à la manière d’une voûte cyclopéenne. Une extrémité est ouverte, l’autre bouchée par le talus du terrain, et dans le vide, un homme se tient à l’aise. Les forces de ces rudes et pesantes masses de pierre, se balançant l’une l’autre, les ont maintenues dans un merveilleux équilibre, et ont là arrêté leur chute, formant cette grotte étrange, ce cabinet où aimait à venir s’abriter du soleil cette jeune tête occupée dès l’enfance de tant d’idées. La colline où se trouve la grotte est déserte, d’un caractère grandiose et sauvage ; elle est pleine d’aspérités et parsemée de blocs éboulés, semblables à ceux qui forment la Grotte de Napoléon. La végétation en est presque africaine. Les plantes qui y croissent le plus volontiers sont les cactus, à feuilles grasses et épineuses, s’élevant à huit et dix pieds de hauteur ; parmi ces cactus sont mêlés des buissons de myrtes et d’oliviers, des arbousiers avec leur feuillage d’un vert sombre et leurs fruits rouges, des lauriers et de grandes bruyères. Le silence n’est troublé que par le sifflement des merles voltigeant dans les broussailles, et par le bruit lointain de la mer roulant sur la plage. La vue domine la ville et les vergers qui l’entourent, et se repose sur les flots bleus du golfe. La courbe immense de la côte est aride et sans villages, et la solitude, quand on regarde au-dessus de la ville, est aussi grande que celle du désert. En avant, la pleine mer ; en arrière, les hautes cimes de la montagne d’Ajaccio, toutes voisines des neiges éternelles du Monte Rotondo. Voilà quelle était et quelle est encore la grotte à laquelle Napoléon enfant a mis son nom, et qui, sans lui, serait encore perdue peut-être parmi les accidents ignorés de cette contrée rocailleuse. C’est là ce que Napoléon appelait son cabinet de Milleli, et c’est de là qu’en partant d’Ajaccio pour la France, le 23 janvier 1790, il lançait sa bombe à l’ancien patriote corse, qui s’était si aisément accommodé du joug français.

Arrêtons-nous un peu dans cette grotte, pour ainsi dire découverte par un bambin de huit ans, qui y va méditer et apprendre ses leçons. À cet âge, on s’arrête aux buissons du chemin, on fait la chasse aux papillons, on met au pillage les prairies émaillées, et si, par fortune, on aperçoit un nid de bouvreuil caché dans les branches, plus heureux qu’un roi, on embrasse le vieux tronc et l’on met la veste en lambeaux pour posséder l’innocente couvée. Voilà l’enfance, et qui de nous oserait la blâmer ? Non ignara mali… Ici, tout est différent ; la nature ne se reconnaît plus, tant elle est bouleversée : il n’y a rien de l’enfant, presque rien d’humain. Ce n’est qu’après avoir connu les hommes que Diogène les méprise et les fuit ; les anachorètes avaient une barbe blanche, devenue proverbiale, quand ils s’enfonçaient dans les déserts de la Thébaïde : dans la grotte de Milleli, c’est un petit être tout frais et tout rose, sur le menton duquel le duvet n’a pas encore eu le temps de naître ; mais déjà, dans cette tête, s’agitait un monde. Des rêves d’une ambition immense voltigeaient sous ces voûtes humides, l’aiglon sortait la tête de son aire, embrassant l’horizon de son œil étincelant et regardant la nature face à face.

Revenons à la fameuse lettre à Matteo Buttafuoco, où règne, avec le sentiment et l’expression de l’ironie la plus amère, la déclamation la plus énergique contre les trahisons vraies ou supposées de celui auquel elle s’adresse ; elle fait merveilleusement connaître quelle impression avait produite la Révolution française sur les idées du jeune Corse, et retrace avec une rapidité et une éloquence remarquables les événements qui amenèrent la soumission de sa patrie à la France. Toutefois, avant de parler de cette pièce historique, disons quelques mots de celui à qui elle s’adresse. Buttafuoco n’était pas, à proprement dire, un traître, du moins dans la honteuse acception de ce mot. Frappé des troubles, des tiraillements qui agitaient son pays depuis trop longtemps, il avait cru que le seul moyen d’y mettre un terme était une incorporation pure et simple à la France, et, lors-