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BONA

allaient dépendre le salut de la Convention et le sort du gouvernement régulier de la République, qu’elle avait le devoir d’établir. Quoi qu’on puisse penser de Barras, ce n’était ni un loyaliste ni un traître. Il sentait tout l’embarras de la situation, et se montrait inquiet. Carnot, qu’il consulta, lui dit : « Je te conseille de t’adjoindre un bon général qui agira pendant que tu donneras des ordres. — Lequel ? — Il y en a trente là. — Nommes-en un. — Brune, Verdier, Bonaparte. — Ah ! celui-ci, je le connais, il a pris Toulon. — Qui sait, répliqua Carnot, s’il n’est pas destiné à prendre le couvent des Filles-Saint-Thomas ? »

La gaieté de Carnot devint communicative. Barras s’engoue tout à coup du général Bonaparte, et, sur cette indication vague, il l’envoie chercher…

Bonaparte était resté toute la nuit au bureau topographique du comité de Salut public, auquel il était attaché. On n’eut pas de peine à le trouver. Arrivé dans la salle de la commission exécutive, Barras le prend par le bras, l’attire vers un coin de la salle et lui demande s’il veut accepter le commandement en second sous lui. Bonaparte, confondu de la proposition, parait hésitant ; il demande à tenir conseil avec lui-même. Barras lui donne trois minutes. Bonaparte, debout et immobile, à deux pas de Barras, pèse à la hâte les chances de succès et de malheur ; sa fibre révolutionnaire s’émeut ; il voit la République sacrifiée si les sections l’emportent, tous les fruits de la Révolution perdus, le triomphe des étrangers, l’abaissement humiliant de la patrie ; il n’hésite plus. Il revient vivement à Barras, et lui dit avec sa résolution accoutumée :

« Soit, j’accepte ; mais je vous préviens que si je tire l’épée, elle ne rentrera dans le fourreau que quand l’ordre sera rétabli, coûte que coûte. — C’est ainsi que je l’entends moi-même, lui dit Barras ; c’est donc chose décidée. »

Il était cinq heures et demie du matin.

« Oui, reprit Bonaparte, ne perdons pas de temps ; les minutes en ce moment sont des heures. L’activité seule peut nous rendre l’influence morale qu’un premier échec nous a fait perdre. »

Barras, dès que Bonaparte lui eut parlé ainsi, poussa un long soupir d’allégement, et, sous prétexte qu’il avait en lui une confiance absolue, il se hâta de se mettre à l’écart en l’investissant des pouvoirs les plus illimités, et lui dit : « Maintenant vous voilà au fait autant que moi, et la bride sur le cou ; chargez-vous de la partie militaire, je prends l’action civile sur mon compte ; mais, parbleu ! ne vous avisez pas de recourir à moi, j’aurai assez d’affaires de mon côté. »

Il présenta alors à la commission des Cinq un jeune homme à la figure pâle et maigre, à l’attitude modeste, presque embarrassée, mais à l’œil étincelant d’expression, d’audace, d’intelligence et de génie, et qui devait s’appeler un jour l’empereur Napoléon.

Le premier soin du jeune général fut d’aller voir Menou, qui, arrêté, n’avait pas été encore transféré à la prison militaire, et qui était retenu dans une des salles du comité de Salut public. En l’abordant, Bonaparte lui dit : « C’est moi, général ; c’est Bonaparte qui vient causer avec vous. Nous nous connaissons peu, cependant assez pour savoir réciproquement qui nous sommes. » Le général Menou lui demanda s’il était aussi prisonnier. « Quant à moi, ajouta-t-il sans attendre la réponse, je suis un nouvel exemple de la justice des républiques ; je suis puni pour n’avoir pas voulu verser le sang de mes concitoyens. »

Bonaparte lui répondit froidement, mais sans sécheresse : « Vous avez eu tort, général, et grand tort dans cette circonstance ; il y a des moments où il y a plus que de la faiblesse à ne pas frapper ; les ménagements ne valent plus rien là où la révolte contre la loi est flagrante. »

Le général Menou, piqué de cette admonition et plus frappé de la différence de l’âge que de l’espèce d’identité qu’il y avait entre lui et Bonaparte, lui répondit assez brusquement : « Je ne veux pas recommencer Santerre ou Henriot. Au reste, général, que le tribunal qui doit me juger et me condamner soit prêt, me voilà à vos ordres, vous pouvez me conduire. »

L’esprit droit, ami de l’ordre, du général Bonaparte se révèle ici tout entier, et ses sentiments sont d’autant moins suspects que l’obéissance ne se pratiquait pas encore à son profit. Républicain encore sincère, il avait raison d’être sans ménagements pour ces rebelles qui, obéissant à d’aveugles passions, à des intérêts qui n’étaient pas même les leurs, ne représentaient en définitive que la nuance des émigrés, haletants d’impatience, de colère et de haine aux portes de la France, et n’attendait que l’occasion d’y rentrer pour y exercer d’implacables vengeances. Cependant, blessé d’avoir été pris pour ce qu’il n’était pas, il désabusa bien vite Menou, lui expliqua l’objet de sa visite, et en obtint des renseignements qui faisaient honneur à la franchise du pauvre Menou, mais dont l’insuffisance révélait aussi la profonde incapacité.

Bonaparte, investi nominalement du commandement en second, mais en fait du commandement en chef, avec carte blanche, de l’armée de Paris, prit, le 13 vendémiaire, à six heures du matin, ses dispositions d’attaque contre les sectionnaires. Il appela à le seconder les meilleurs officiers généraux de la République alors à Paris, Verdier, Montchoisy, Brune, Berruyer, Vachot, Duvigier, et jusqu’à son ancien général en chef Carteaux, qui jouissait d’une certaine popularité dans la démocratie parisienne, et qui tous, sous ses ordres, firent leur devoir.

Ses dispositions militaires furent savamment combinées pour le succès de la journée, et il n’oublia rien de ce qui pouvait l’assurer. Donnant déjà un exemple de cette prévoyance qui n’a jamais eu d’égale, il faisait distribuer huit cents fusils aux membres de la Convention, dont il comptait faire un corps de réserve, et il établit une ambulance sous les galeries du palais, du côté du jardin.

L’artillerie de position était au camp des Sablons. Il n’y avait aux Feuillants que quelques pièces de 4, sans canonniers. Les magasins de vivres étaient disséminés dans Paris. La section du Théâtre-Français, dirigée par des royalistes, qui depuis s’en sont fait honneur tout haut, avait des avant-postes jusqu’au Pont-Neuf, qu’elle avait barricadé.

Cependant il arrivait de tous côtés des rapports faisant connaître que les sections se réunissaient en armes et formaient leurs colonnes ; le général Bonaparte disposa des troupes pour défendre la Convention, et distribua autour d’elle les moyens de défense. Il plaça des canons aux Feuillants pour battre la rue Saint-Honoré ; il mit des pièces de 8 à tous les débouchés, et, en cas de malheur, il plaça des pièces de réserve pour exécuter un feu de flanc sur la colonne qui aurait forcé un passage ; il laissa dans le Carrousel trois obusiers pour foudroyer les maisons dont les rebelles s’étaient emparés et d’où l’on tirait sur la Convention.

Le signal de l’attaque partit de la rive droite ; il était près de cinq heures. Le général Danican, qui commandait les sections du côté de la rue Saint-Honoré, envoya un parlementaire rue du Dauphin, où se tenaient Bonaparte et son état-major, avec ordre de déclarer une dernière fois à la Convention les volontés des sectionnaires. Bonaparte fit conduire le parlementaire à la Convention, et, comme le temps se passait, Danican crut que son parlementaire avait été retenu ; il ordonna alors la première décharge. C’est ce qu’attendait Bonaparte pour agir, car il ne voulait pas qu’il fût dit que le premier coup de fusil avait été tiré par ceux qui défendaient l’ordre et la liberté. L’engagement le plus meurtrier eut lieu à Saint-Roch ; les sectionnaires y perdirent environ cent hommes, qui tombèrent sous la mitraille dont les cribla Bonaparte. Le reste s’enfuit alors en désordre. Quant à la colonne de la rive gauche, qui s’avançait pour déboucher sur le quai Voltaire, prise de front et de flanc par les batteries qu’avait établies Bonaparte, elle fut écrasée en un instant. Pendant deux heures encore le général de la Convention fit tirer le canon du côté du Pont-Neuf, mais à poudre seulement et pour effrayer les sections, qui ne songeaient plus à la résistance. Sa rapidité d’action et son énergie venaient de sauver cette constitution, qu’il devait renverser lui-même trois années plus tard.

« Parmi les morts, dit le premier rapport de Bonaparte, on reconnut partout des émigrés, des propriétaires et des nobles ; parmi ceux qui furent faits prisonniers, on trouva que la plupart étaient des chouans de Charrette. »

La Convention, dans la plénitude de son triomphe, tint une séance en quelque sorte solennelle, comme pour célébrer sa victoire, le 18 vendémiaire an IV (10 octobre 1795).

« N’oubliez pas, dit à la tribune le représentant Fréron, n’oubliez pas que le général d’artillerie Buonaparte, nommé dans la nuit du 12 vendémiaire (4 octobre), pour remplacer Menou, et qui n’a eu que la matinée du 13 pour faire les dispositions savantes dont vous avez vu les heureux effets, avait été retiré de son arme pour le faire entrer dans l’infanterie.

« Fondateurs de la République, tarderez-vous plus longtemps à réparer les torts qu’en votre nom on fait essuyer à un grand nombre de ses défenseurs ? »

Dans cette même séance du 18 vendémiaire an IV, Barras, prenant la parole, dit :

« J’appellerai l’attention de la Convention nationale sur le général Buona-Parte (son nom est ainsi orthographié dans le Moniteur et dans l'Almanach national). C’est à lui, c’est à ses dispositions savantes et promptes qu’on doit la défense de cette enceinte, autour de laquelle il avait distribué des postes avec beaucoup d’habileté.

« Je demande que la Convention confirme la nomination de Buona-Parte à la place de général en second de l’armée de l’intérieur. »

Cette proposition fut immédiatement décrétée sans discussion et comme acclamée.

Les suites du 13 vendémiaire, du reste, n’eurent rien de terrible. Il n’y avait eu qu’environ deux cents tués ou blessés du côté des sectionnaires, mais il n’y en avait eu guère moins du côté des troupes conventionnelles. C’est rue Saint-Honoré, aux portes de Saint-Roch, qu’on recueillit la plupart des uns et des autres après la canonnade et la vive fusillade ordonnées par Bonaparte, qui rompit par là toute résistance, abrégea la lutte, et en rendit les conséquences moins désastreuses. Pendant que les sectionnaires canonnés s’enfuyaient de toutes parts, les blessés qu’ils avaient laissés, surtout sur les marches de Saint-Roch et dans les rues adjacentes, étaient apportés dans la salle des séances de la Convention et dans les pièces contiguës, où ils étaient pansés par des femmes, au milieu des fusils, des gibernes et des cartouches que le général Bonaparte y avait fait apporter ; car il avait résolu de vaincre à tout prix, même s’il avait d’abord subi un échec. Après la victoire, bien qu’on eut institué des commissions militaires pour juger ceux qui avaient pris part à la révolte, on alla jusqu’à faciliter l’évasion des personnages les plus compromis ; ils furent seulement poursuivis par contumace ; et, ainsi que le dit, dans son Histoire du XVIIIe siècle, Ch. Lacretelle, un des plus fougueux parmi ceux qui avaient espéré faire triompher en ce jour la cause de la royauté : « Au bout de vingt jours, plusieurs hommes d’un nom célèbre, et qui venaient d’être condamnés à mort, rentrèrent dans Paris et s’y montrèrent ouvertement ; » à plus forte raison épargna-t-on ceux qui, comme le général Menou, n’avaient favorisé la révolte des sections que par faiblesse ou incapacité.

Celui-ci, mis en jugement le 30 vendémiaire (22 octobre), fut acquitté le 11 brumaire (2 novembre) par le conseil de guerre, que présidait le général Loyson, sur les démarches déjà influentes du général Bonaparte, lequel disait hautement que si le général Menou méritait la mort pour avoir parlementé avec la section Lepelletier, les représentants qui l’accompagnaient la méritaient aussi. Les autres furent définitivement couverts, quelques mois après, par une amnistie générale, amnistie que sollicita Daunou au conseil des Cinq-Cents.

Les historiens de la Révolution n’ont pas assez insisté sur la conspiration royaliste déjouée par le 13 vendémiaire, conspiration qui comptait des agents au sein de la Convention même. De ce nombre étaient certainement Rovère, Saladin, Aubry. Les deux premiers, traîtres avérés, compromis par une correspondance lue à la Convention par Louvet, furent arrêtés. Aubry fut oublié. À leur grande satisfaction, une disette qui survint dans l’intervalle où le général Bonaparte commanda en second l’armée de l’intérieur (du 5 au 26 octobre 1795), vint mettre le comble à leurs espérances, en paraissant devoir servir les arrière-pensées qu’ils nourrissaient encore. Des attroupements populaires, comme il arrive naturellement quand le pain manque, avaient lieu à la porte des boulangers. La contre-révolution tirait parti de tout contre les conventionnels : ils étaient cause de la disette ; c’était l’armée, c’étaient les gouvernants qui absorbaient tout. Un jour où les boulangers avaient manqué de farine pour une fabrication suffisante de pain, un attroupement considérable se porta au-devant du général Bonaparte, qui passait par hasard avec une partie de son état-major. Des hommes, des femmes surtout, criant à tue-tête, l’entourèrent, demandant du pain à grands cris. Les femmes se faisaient remarquer par leur exaspération. Le rassemblement ne tarda pas À devenir menaçant. On ne pouvait user du sabre contre ce genre d’adversaires ; heureusement, un incident, ou plutôt un mot de Bonaparte le tira d’affaire, lui et son état-major. Une femme, monstrueusement grosse et grasse, vociférait avec violence, criant plus haut que les autres, gesticulant comme une énergumène. Elle apostropha directement le groupe d’officiers qui accompagnait Bonaparte. « Tout ce tas d’épauleliers, disait-elle, se moque indéfiniment de nous ; pourvu qu’ils mangent et qu’ils s’engraissent bien, il leur est fort égal que le pauvre peuple meure de faim. » Sur quoi Bonaparte l’interpellant : « La bonne, regardez-moi bien, lui dit-il ; lequel est le plus gras de nous deux ? » On sait à quel point le général était maigre alors ; lui-même disait plus tard : « Je ressemblais à un véritable parchemin. » Ce mot égaya la foule, et l’attroupement se dispersa sur-le-champ : on avait ri, on était désarmé.

Un fait plus important dans la vie de Bonaparte devait marquer les premiers jours de son commandement en second de l’armée de l’intérieur. C’est dans cet intervalle si court (21 jours) que le jeune général eut occasion de connaître une femme qui a eu une grande influence sur la destinée de cet homme extraordinaire, Mme veuve de Beauharnais. Voici comment il la connut :

On venait d’exécuter le désarmement général des sections. Les perquisitions avaient été opérées avec tant de rigueur dans les maisons qu’aucune arme n’y était restée. Un matin on introduisit chez le général Bonaparte un enfant de quinze ans, qui venait réclamer l’épée de son père, général de la République, mort sur l’échafaud le 23 juillet 1794. Cet enfant était Eugène de Beauharnais. Sa naïveté pieuse, son enthousiasme, sa simplicité, touchèrent le général ; il fit rechercher et lui rendit l’arme de son père. À cette vue, l’enfant se mit à pleurer. Bonaparte lui parla avec douceur, et le fils pieux s’en retourna pénétré de la bienveillance qu’on lui avait témoignée ; si bien que Mme veuve de Beauharnais se crut obligée de venir le lendemain lui faire une visite de remercîment. Bonaparte fut frappé de la distinction, de l’élégance des manières de la mère de cet enfant, qu’il avait vu la veille pleurant. Elle avait, à ce que tous ceux qui l’ont connue s’accordent à dire, une physionomie expressive, attrayante, pleine de douceur, et qui était son principal charme. Toujours est-il qu’elle fit une grande impression sur le jeune général, et que cette impression ce resta pas sans conséquences.

Nous allons donner ici le portrait de cette femme, dont le nom est resté si profondément gravé dans la mémoire du peuple. Elle était une figure angélique, pleine de bonté ; d’une taille moyenne, mais modelée avec une rare perfection, elle montrait dans tous ses mouvements une souplesse, une légèreté incroyables ; sa démarche respirait la majesté ; sa physionomie était expressive, sa douceur charmante. Les yeux, bleu foncé, à demi fermés par de longues paupières légèrement arquées, entourés des plus beaux cils du monde, reflétaient son âme tout entière. Quoique son aspect fût imposant, il semblait que la sévérité lui fût impossible. Elle avait des cheveux longs, blonds, soyeux, le teint châtain clair, la peau éblouissante de finesse et de fraîcheur, un son de voix si ravissant qu’on éprouvait du plaisir à l’entendre ; quand on l’écoutait et qu’on la voyait parler, il fallait faire un effort pour cesser de la regarder. D’une beauté peut-être moins achevée que Mmes Tallien et Récamier, ses amies, elle offrait dans tout l’ensemble plus de charme et plus de séduction.

Le lendemain, Bonaparte se présenta à son tour chez Mme de Beauharnais. Une heure après, il ne voyait qu’elle, il l’aimait avec cette ardeur qu’il mettait à tout. Il passa, dès ce moment, toutes ses soirées chez elle, quand elle recevait à Paris, ou à Chaillot, chez le général Barras, qui, comme on l’a dit, « faisant en grand seigneur les honneurs de la République, » recevait la plus brillante compagnie de tout Paris.

La figure expressive, et qu’on n’oubliait plus quand on l’avait vue une seule fois, du jeune et frêle général Bonaparte, ce je ne sais quoi de grave, de grand et d’imposant qui était le caractère particulier de sa physionomie d’alors, tout cela frappa, disons le mot. bouleversa Joséphine. Elle ne put dissimuler l’impression que cet homme singulier, comme elle l’appelle elle-même dans une très-intéressante lettre qu’on lira tout à l’heure, avait faite sur elle. Elle en eut le cœur troublé. La bienveillance avec laquelle il avait accueilli le jeune Eugène, la vivacité de sa conversation, la forme même de ce visage républicain, ferme, sévère, simple et noble tout ensemble ; d’une beauté si particulière qu’aucun artiste n’eût su le modeler sur l’antique mieux que ne l’avait fait la nature ; le feu, l’esprit qu’il apportait dans la conversation, tout cela occupait Mme de Beauharnais, la remplissait d’une admiration et d’un sentiment vague et mal défini qu’elle n’eût jamais nommé d’elle-même de son vrai nom, si Bonaparte ne l’y eût aidée et en quelque sorte entraînée. C’était bien certainement de l’amour, mais un amour peureux, timide, craintif. Mme de Beauharnais se dissimulait ou voulait étouffer ce sentiment ; elle se trouvait trop peu jeune pour ce jeune homme. Mais ce jeune homme l’avait trop frappée pour qu’elle pût l’oublier. Dès le premier jour où elle l’eut vu, elle en parla avec une telle chaleur, une si grande vivacité d’expressions, que le trouble de cœur que Bonaparte avait produit en elle se montra dans ses discours ; il ne put échapper aux yeux clairvoyants de Mme Tallien, qui l’en plaisantait gaiement ; l’idée d’un mariage vint d’elle-même : on en parla d’abord de part et d’autre en se jouant ; puis l’idée mûrit et se réalisa.

Barras n’avait pas été des derniers à lire dans les yeux de son protégé le secret de cet amour ; mais après que Bonaparte lui-même, qui d’abord l’avait tenu sévèrement renfermé dans son cœur, l’en eut laissé échapper. L’idée de ce mariage ne parait avoir pris de la consistance que dans les derniers mois de 1795, lorsque déjà Barras songeait à faire donner à Bonaparte le commandement en chef de l’armée d’Italie, comme nous le verrons tout à l’heure. Mais laissons les faits se produire dans leur ordre naturel.

Bonaparte, commandant en second l’armée de l’intérieur, avait son quartier général rue Neuve-des-Capucines, dans l’hôtel, aujourd’hui démoli, où l’on a établi depuis les Archives des affaires étrangères. C’est là qu’affluèrent ses anciens amis, et qu’il recevait ses connaissances, mais le matin seulement. Déjà il avait une sorte de cour. Le reste du jour était consacré à expédier les affaires et à pourvoir avec vigilance à la sûreté de Paris, qu’il parcourait souvent avec son état-major ; car tout n’était pas fait : les factions s’agitaient encore, et les ennemis de la République espéraient vaguement que le passage du gouvernement dictatorial et révolutionnaire de la Convention au gouvernement constitutionnel de la République ne s’opérerait pas tranquillement.

Bonaparte, dans ces moments difficiles, s’acquitta de ses devoirs avec zèle, et quand, le 4 brumaire an IV (26 octobre 1795), Barras, qui aspirait à être nommé l’un des cinq membres du Directoire exécutif, eut donné à plusieurs reprises sa démission de commandant en chef de l’armée de l’intérieur, que la Convention nationale n’accepta qu’avec peine, à