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avaient tué 18,000 hommes, dont les ossements avaient été érigés par les Suisses en trophée pyramidal dans la chapelle de Morat. « Quelle était la force de l’armée des Bourguignons ? demanda Bonaparte. — 60,000 hommes à peu près, répondit l’officier. — 60,000 hommes ! s’écria le général ; ils auraient du couvrir ces montagnes… Aujourd’hui, un général français ne ferait pas cette faute. — C’est possible, général, répondit galamment l’officier suisse, mais alors les Bourguignons n’étaient pas Français. »

Les Bourguignons ne sauraient souscrire à cette distinction et accepter cet arrêt. On sait que ce sont les ancêtres des Bourguignons qui suivirent Brennus à Rome, et que l’armée de Sambre-et-Meuse était en grande partie composée de conscrits bourguignons. Il s’en est peu fallu que ce qui s’appelle aujourd’hui la France ne s’appelât la Bourgogne. Il est bon que les Francs, partis en même temps que les Bourguignons des bords du lac Flévo, ne l’oublient pas. Le lecteur voudra bien pardonner cette boutade à… un Bourguignon.

Telle était en Suisse l’admiration de toutes les classes pour le vainqueur de l’Italie, que Bonaparte, arrivant de nuit à Berne, fut reçu au milieu d’une double file d’équipages brillamment éclairés, et aux cris de : Vive Bonaparte ! Vive le pacificateur ! À Soleure, le capitaine d’artillerie Zeltner fit tirer le canon en son honneur, malgré la défense qu’il en avait reçue de son gouvernement. Tout cela était extraordinaire, mais on sait que pour cet homme singulier rien ne devait se passer dans l’ordre commun et vulgaire des choses. Arrivé à Rastadt le 27 novembre, et à peine y était-il installé, qu’il recevait du Directoire l’ordre de se rendre à Paris ; il y descendait le 5 décembre, à cinq heures du soir, dans la maison de la rue Chantereine, qu’habitait sa femme, et qu’il devait acheter quelques mois après de Mme Talma. Le Moniteur s’empressa d’annoncer son arrivée, et le Directoire lui fit une sorte de réception triomphale, bientôt suivie de fêtes brillantes, que lui donnèrent individuellement les directeurs, les membres des conseils et les ministres. On ne voit pas sans plaisir dans le Moniteur du 9 décembre que le Directoire, dès le 8, demanda la mise en liberté du capitaine suisse Zeltner, emprisonné par ordre de son gouvernement pour avoir rendu les honneurs militaires au général Bonaparte lors de son passage à Soleure. Le Directoire, en paix avec toutes les grandes puissances, à l’exception de l’Angleterre, avait, le jour même de la signature du traité de Campo-Formio, annoncé la formation d’une armée dite d’Angleterre, et en avait destiné le commandement en chef au général Bonaparte. Il s’agissait d’organiser l’armée d’Angleterre, et c’est dans ce but que le vainqueur de l’Italie était appelé à Paris.

Il paraît que le Directoire nourrissait en ce moment le projet très-sérieux d’une descente en Angleterre. On avait fait tant de grandes et merveilleuses choses dans ces derniers temps, que personne ne s’effrayait des difficultés de l’entreprise. On s’était accoutumé à tout attendre du vainqueur de l’Italie, à tout croire possible de sa part. Bonaparte se faisait une haute idée du patriotisme anglais ; il avait calculé les diverses chances favorables ou contraires d’un débarquement sur les côtes d’Angleterre et d’une marche sur Londres, et, après tout, il croyait qu’on pouvait sans imprudence tenter de ce côté la fortune des armes ; mais il avait un autre dessein en tête : ce n’est pas chez elle qu’il voulait frapper l’Angleterre, c’était ailleurs ; c’était dans la Méditerranée ; c’était en lui enlevant ses stations, ses points de repère maritimes, qu’il voulait l’affaiblir et la contraindre à la paix. Et, à propos de ce projet : frapper l’Angleterre chez elle, sans traverser le détroit, il nous souvient d’un mot qui vaut la peine d’être cité : Un paysan bourguignon, ayant lu dans les journaux de l’époque que Bonaparte avait l’intention d’atteindre l’Angleterre en passant par l’Égypte, s’était imaginé que le héros de la campagne d’Italie, d’une force colossale en géographie, avait découvert que la Grande-Bretagne n’était pas une île, et qu’en passant par la terre des Pharaons, on arrivait à un isthme inconnu qui conduisait tout droit à la Tour de Londres. Cette hérésie géographique était très-répandue au fond de nos provinces en 1812, lors de la guerre de Russie, où les feuilles publiques répétaient chaque jour que la guerre faite à l’empereur Alexandre était surtout dirigée contre l’Angleterre.

Plusieurs des clauses du traité de Campo-Formio avaient été conçues en prévision d’une expédition en Égypte. C’est ainsi que, dans le portage des États vénitiens, Bonaparte avait eu soin de conserver à la République française les îles de la Grèce, Corfou et tout ce que Venise avait possédé dans la mer d’Ionie, et nous avons vu que, depuis plusieurs mois, alors qu’il était en Italie, il avait jeté un regard de convoitise sur Malte et sur l’Égypte. Cette idée de conquérir l’Égypte, de former là un établissement français qui nous donnât la clef du commerce de l’Inde en nous assurant celui du Levant, dont nous serions en quelque sorte les maîtres à l’exclusion de l’Angleterre, avait envahi son imagination, et, dès qu’une fois une passion de ce genre était entrée dans son esprit, il était tout à elle. Toutefois, il ne parla de ses idées qu’aux membres du Directoire exécutif ; il en conféra surtout avec le ministre des relations extérieures, Talleyrand, très-capable d’apprécier ses plans ; et, avec cette ardeur qu’il apportait à tout, ne rêvant que l’Égypte, il se mit à l’étudier en quelque sorte en tous sens,

L’année 1798 venait de s’ouvrir ; son titre militaire en ce moment était celui de général en chef de l’armée d’Angleterre. Ne sachant encore s’il devrait réellement agir en cette qualité pour remplir un des devoirs de sa nouvelle charge, il parcourut les côtes de l’Océan depuis le Havre jusqu’en Hollande ; mais il les parcourut l’esprit préoccupé de l’Orient ; sa voiture était remplie de livres de voyages et de mémoires sur l’Égypte. Son imagination errait au delà de la Méditerranée, sur la terre des Pharaons ; c’est par là qu’il voulait toucher l’Angleterre.

Ah ! Jacques Bonhomme ; ah ! mon ami, dans cette circonstance tu as été sur le point de voir enfin satisfaire tes aspirations quatre fois séculaires, et d’assister à la vengeance que l’on te doit du martyre de ta fille Jeanne, cette glorieuse personnification du paysan français, dans le cœur de laquelle se concentrait toute l’indignation nationale ; de ce Spartacus lorrain qui répondait comme le « jeune soldat » des Paroles d’un croyant aux femmes qui s’apitoyaient sur sa blessure : Ce n’est pas du sang qui coule par cette plaie, c’est de la gloire (réponse historique). Mais, encore une fois, tu as été déçu. Continue donc d’espérer, Jacques Bonhomme… et que cet espoir ne tombe pas en quenouille, comme celui de la « belle Philis. »

Ce projet grandiose et singulier tout ensemble le possédait tout entier. Mais que l’entreprise contre l’Angleterre dût ou non avoir lieu, et il était disposé à tout faire pour qu’elle demeurât en ce moment inexécutée, il était bien aise qu’on le crût voué à ce dessein avec sa résolution ordinaire. Cela servait à donner le change au gouvernement anglais, à masquer les préparatifs et tout ce qu’il fallait d’éléments combinés pour l’entreprise. De retour à Paris, il plaida la cause de ce projet, qu’il promit de rendre glorieux pour la France ; mais le général de l’armée d’Angleterre eut beaucoup à faire pour que ce titre fût changé en celui de général de l’armée d’Orient. M. de Talleyrand et Volney aidant, l’expédition fut décidée, et l’on ne travailla plus qu’à en presser les préparatifs non pas en secret, mais toujours, comme s’ils n’avaient lieu que pour la descente qu’on avait annoncé devoir faire directement sur les côtes d’Angleterre. Celle-ci servait de prétexte aux préparatifs de l’autre et en masquait l’objet.

On a très-injustement accusé le Directoire d’avoir voulu se débarrasser de Bonaparte en l’envoyant en Égypte ; le Directoire était, au contraire, opposé à ce projet ; il en craignait les conséquences ; il en voyait clairement le but ; mais l’éloignement d’une partie de l’armée et de son meilleur général ne lui paraissait pas d’une excellente politique dans l’état où était l’Europe. La Réveillère-Lepaux était un des plus obstinés à le combattre ; il disait qu’on allait exposer 30 ou 40, 000 des meilleurs soldats de la France, les commettre au hasard d’une bataille navale, se priver du meilleur général, de celui que l’Autriche redoutait le plus, dans un moment où le continent n’était rien moins que pacifié, et où la création des républiques nouvelles avait excité de violents ressentiments ; que, de plus, on allait peut-être exciter la Porte à prendre les armes en envahissant une de ses provinces. Toutes ces prévisions étaient assez naturelles, et plusieurs ont été depuis justifiées par l’événement ; mais Bonaparte avait réponse à tout. Selon lui, rien n’était plus facile que d’échapper aux Anglais, en les laissant dans l’ignorance du projet, ce qu’on avait heureusement fait jusque-là, et en précipitant l’exécution. Ce n’était pas 30 ou 40, 000 hommes de moins qui affaibliraient la France, à qui il resterait 3 ou 400, 000 soldats sous les armes. Il serait d’ailleurs très-peu de temps absent. Selon lui encore, la Porte ne verrait pas de mauvais œil qu’on arrachât l’Égypte aux mameluks, qui la gouvernaient en maîtres, et où ses ordres n’étaient plus obéis. Elle verrait avec plaisir, au contraire, la punition par la France de ces rebelles usurpateurs de l’Égypte ; on s’entendrait facilement avec elle à cet égard. Quant au continent, il n’oserait bouger. Aucune objection ne l’arrêtait. Avec son éloquence passionnée, et, disons-le, sa science, quoique récemment acquise, il les levait toutes, les emportait, pour ainsi dire, à la pointe de sa parole ailée et acérée, avec une vivacité irrésistible. Son style était clair et poli comme l’épée. Il faisait le plus brillant tableau des résultats glorieux de l’expédition, de l’effet d’étonnement et d’admiration qu’elle produirait en Europe. En passant, il enlèverait Malte aux chevaliers, et il en assurerait la possession à la France. Tout serait gloire et profit pour la République. Ses arguments semblaient irrésistibles. Les discussions au Directoire étaient très-vives entre le fougueux général et les sages Directeurs, qui, d’ailleurs, il faut bien le dire, ne se trompaient pas de tout point ; lui n’obéissait qu’à son imagination, qui ne le trompait pas non plus de tout point. Une fois, dans une de ces discussions, Bonaparte, emporté par un de ces mouvements d’impatience déjà presque impériale, prononça le mot de démission. Il avait déjà eu cet art ou ce tort, comme nous l’avons vu, de parler de démission avant le traité de Campo-Formio. « Je suis loin de vouloir qu’on vous la donne, s’écria La Réveillère avec fermeté ; mais, si vous l’offrez, je suis d’avis qu’on l’accepte cette fois. » Bonaparte se le tint pour dit et ne parla plus de démission. Cette scène a été souvent mal racontée. On a tour à tour attribué faussement ce mot à Rewbell et à Barras, et dans une tout autre occasion ; il est maintenant acquis à l’histoire que c’est à propos de l’expédition d’Égypte et avec La Réveillère que la scène a eu lieu.

L’expédition, malgré tout, fut décidée, et aucune trace de rancune ne subsista de la scène en question entre le général et le Directeur patriote. La Réveillère se rendit aux raisons de Bonaparte, à la séduction de sa parole ; il ne vit plus, comme les autres, que la grandeur de l’entreprise, les avantages commerciaux qu’on en pourrait tirer, l’effet politique de cette nouvelle gloire inattendue de la République ; car, comme les autres aussi, il avait foi dans le génie de Bonaparte, et l’on ne songea dès lors qu’aux préparatifs de l’expédition.

Son plan une fois accepté, Bonaparte, avec l’extraordinaire activité qu’il apportait à l’exécution de tous ses projets, se mit à l’œuvre et disposa toutes choses. Il fallait cacher le but de l’armement maritime, qui ne pouvait se faire en secret à Toulon ; mais, quel qu’en fût le retentissement en Europe, le prétexte en était tout trouvé. Bonaparte ne parlait que de l’Angleterre. N’était-il pas le général de l’armée d’Angleterre ? C’était contre l’Angleterre qu’on armait à Toulon ; c’était l’Angleterre seule qu’on avait en vue. Néanmoins, il y avait à cela un danger ; c’était de trop appeler l’attention de l’Angleterre sur la Méditerranée. Nelson fut chargé de surveiller ces parages, mais Bonaparte comptait sur sa fortune ; il échapperait à la flotte anglaise, il saurait tromper sa vigilance et débarquerait triomphalement en Égypte.

Tout fut prêt pour l’embarquement au mois de floréal an VI. Le général, ostensiblement de l’armée d’Angleterre, mais qui l’était en secret et en réalité de l’armée d’Orient, arriva à Toulon le 20 floréal de cette année (9 mai 1798). Les troupes rassemblées d’après ses ordres, et les généraux qui les commandaient, avaient été choisis par lui ; c’étaient ses anciens soldats et compagnons de l’armée d’Italie, un peu las de la guerre, mais tous ayant confiance, et une confiance absolue dans leur général, qui les avait toujours conduits à la victoire. Sa présence anima toute cette armée, prête à s’embarquer et à courir vers une destination inconnue, de cet enthousiasme qu’elle éprouvait toujours à sa vue. Il fallait continuer à donner le change à l’opinion et cependant ne point trop mentir : il harangua l’armée sur-le-champ avec son adresse ordinaire. On sait à quel point il excellait en ces sortes d’allocutions militaires. Voici sa proclamation :

« Soldats !

« Vous êtes une des ailes de l’armée d’Angleterre. Vous avez fait la guerre de montagnes, de plaines, de sièges ; il nous reste à faire la guerre maritime.

« Les légions romaines, que vous avez quelquefois imitées, mais pas encore égalées, combattaient Carthage tour à tour sur cette mer et aux plaines de Zama. La victoire ne les abandonna jamais, parce que constamment elles furent braves, patientes à supporter la fatigue, disciplinées et unies entre elles.

« Soldats, l’Europe a les yeux sur nous ! Vous avez de grandes destinées à remplir, des batailles à livrer, des dangers, des fatigués à vaincre ; vous ferez plus que vous n’avez fait pour la prospérité de la patrie, le bonheur des hommes, et votre propre gloire.

« Soldats, matelots, fantassins, canonniers, cavaliers, soyez unis ; souvenez-vous que le jour d’une bataille vous avez besoin les uns des autres.

« Soldats, matelots, vous avez été jusqu’ici négligés ; aujourd’hui la plus grande sollicitude de la République est pour vous : vous serez dignes de l’armée dont vous faites partie.

« Le génie de la liberté qui a rendu, dès sa naissance, la République l’arbitre de l’Europe, veut qu’elle le soit des mers et des nations les plus lointaines. »

Tout était admirablement calculé dans cette proclamation, qui est un chef-d’œuvre, pour tout faire pressentir sans divulguer le secret auquel tenait le succès d’une grande entreprise à la fois militaire et politique.

On mit à la voile le 30 floréal (19 mai) au bruit du canon, aux acclamations de toute l’armée ; l’escadre de l’amiral Brueys se composait de treize vaisseaux de ligne, dont un de cent vingt canons ; c’était le vaisseau l’Orient, qui portait Bonaparte. L’amiral et les savants dont il avait eu soin de se faire accompagner étaient embarqués avec lui sur ce vaisseau, et l’on vogua dans la direction ordonnée, encore mystérieuse pour presque tout le monde, mais que l’on ne tarda pas à connaître.

Nous ne raconterons pas ici le menu de cette campagne d’Égypte, où nos armes, avec des vicissitudes diverses, furent victorieuses comme partout. Elle fera l’objet d’un article spécial du Grand dictionnaire au mot Egvpte. Nous ne voulons ici l’envisager que dans ses rapports généraux avec le caractère et la fortune de Bonaparte, dans la période de sa vie où il ne fut que général de la République française. Nous nous bornerons donc à dire que, débarqué à Alexandrie, le 13 messidor (1er juillet), il conquit en quelques jours l’Égypte, passa en Syrie, pour y combattre les troupes de la Porte qui, suivant les justes appréciations de La Réveillère, nous avait déclaré la guerre, et qu’après être demeuré rempli plus d’une année de ces diverses occupations, il résolut tout à coup de revenir en France sur les informations qu’il en reçut, et s’embarqua sur le Muiron, le 5 fructidor an VII (22 août 1799), échappa à la flotte anglaise, et arriva à Paris, le 24 vendémiaire (16 octobre). Les particularités de sa vie, on a pu en juger, sont surtout ce qui nous a préoccupé dans cet article, où nous nous sommes principalement efforcé de rectifier certaines erreurs trop généralement admises par les historiens de Napoléon. C’est ainsi qu’on a dit qu’il avait déserté l’Égypte. Rien de plus faux, comme le prouve la pièce suivante, qu’on peut à juste titre considérer comme son rappel d’Égypte par le Directoire même, pièce très-importante, et qui semble avoir été inconnue à la plupart des historiens :

« Paris, le 7 prairial an VII (26 mai 1799).

« Au général Buonaparte, commandant en chef l’armée d’Orient.

« Les efforts extraordinaires, citoyen général, que l’Autriche et la Russie viennent de déployer, la tournure sérieuse et presque alarmante que la guerre a prise, exigent que la République concentre ses forces. Le Directoire vient en conséquence d’ordonner à l’amiral Bruix d’employer tous les moyens en son pouvoir pour se rendre maître de la Méditerranée et pour se porter en Égypte, à l’effet d’en ramener l’armée que vous commandez. Il est chargé de se concerter avec vous sur les moyens à prendre pour l’embarquement et le transport. Vous jugerez, citoyen général, si vous pouvez avec sécurité laisser en Égypte une partie de vos forces, et le Directoire vous autorise à en confier le commandement à qui vous jugerez convenable.

« Le Directoire vous verrait avec plaisir à la tête des armées républicaines que vous avez jusqu’à présent si glorieusement commandées.

« Treilhard, La Réveillère-Lepaux, Barras. »

Nous voilà presque arrivés au 18 brumaire, et le général républicain Bonaparte, celui qui fait l’objet de cette biographie, touche à sa dernière heure. Nous ne consignerons plus ici que quelques particularités du voyage de Bonaparte depuis son débarquement à Fréjus, le 17 vendémiaire an VIII (9 octobre 1799) jusqu’à son arrivée à Paris, le 24 du même mois (16 octobre). Il passa à Valence, dans l’après-midi du 20 vendémiaire (12 octobre), et y reçut, dans sa voiture, la visite de plusieurs personnes qu’il avait connues lorsqu’il y était en garnison avec le grade de lieutenant d’artillerie. Son ancienne hôtesse, Mlle Bou, alors très-âgée, voulut le voir ; M. Bérenger, de la Drôme, qui a été depuis membre de la Cour de cassation et de la Chambre des députés, se souvenait de cette entrevue. Mlle Bou, s’appuyant sur l’épaule de M. Bérenger, s’élança frémissante sur le marche-pied de la voiture et toucha en pleurant la main du général Bonaparte, qu’elle ne devait plus revoir. Bonaparte l’embrassa sur l’une et l’autre joue. La brave fille, émue au delà de toute expression, aurait pu entonner le cantique du saint vieillard des Écritures. L’ancien officier d’artillerie, profondément remué par ce souvenir de sa jeunesse, poursuivit sa route vers Paris. C’était, dans la vieille Mlle Bou, les derniers adieux qu’il faisait à son meilleur passé au moment où l’ambition et la fortune allaient s’emparer de lui tout entier, l’élever au Consulat, puis à l’Empire, et le précipiter, jeune encore, du haut de sa gloire sur le rocher de Sainte-Hélène, sur ce Calvaire, pour achever par un dernier mot la figure que nous n’avons fait qu’ébaucher plus haut.

Ici nous entrons dans une nouvelle phase, et Bonaparte est bien près d’avoir fini son rôle. C’eût été trop beau : il fallait — c’est une des lois de l’harmonie — que quelques ombres vinssent se mêler au tableau. Toutefois soyons prudent, et que ces ombres ne semblent pas trop heurtées dans la partie du cadre qui nous reste encore à remplir ; car, on le sait, le Grand Dictionnaire compte Jacques Bonhomme au nombre de ses collaborateurs ; et, en fait d’opinion politique, Jacques est rond et cassant comme une pomme. Il dit : « C’est mon opinion, » et si on lui répond que la raison pense autrement que lui, il réplique carrément : « Tant pis pour elle. » Or Jacques Bonhomme, on le sait aussi, connaît très-peu Bonaparte, et s’inquiète encore moins de savoir s’il était ou non républicain. Napoléon ! voilà son homme, son héros, son idole. Presque tous les peuples ont eu de ces engouements qui touchent à la superstition. Il y a encore aujourd’hui des Portugais qui croient difficilement à la mort du roi Sébastien, et qui n’éprouveraient qu’une médiocre surprise s’ils le voyaient revenir de son expédition d’Afrique ; toute l’Allemagne a cru longtemps que Barberousse sortirait un jour de la caverne où le prince des enchanteurs le tient endormi, la tête posée sur une table de marbre noir. Au moyen âge, les Bourguignons, croyaient fermement au retour prochain de