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Le baron Pasquier n’était plus garde des sceaux. Le nouveau ministre supprima la place de bibliothécaire qui avait été donnée à Delavigne. La suppression de son emploi, bien que les appointements n’en fussent pas considérables, devait être sensible à Casimir que ses pièces étaient loin d’avoir enrichi. Mais il put se consoler facilement de cette petite persécution dont le public s’irrita plus que lui-même, quand il reçut du duc d’Orléans l’offre de la place de bibliothécaire du Palais-Royal. La lettre du futur roi contenait cette phrase gracieuse : « J’apprends, mon cher poëte, que le tonnerre est tombé sur votre maison, je vous offre un appartement dans la mienne. » Casimir accepta avec reconnaissance une offre si cordialement, si délicatement faite. Il alla s’établir au Palais-Royal, où l’intimité d’un prince spirituel et affectueux devait lui faire oublier rapidement les petites contrariétés du ministère. Nous nous sommes étendu un peu longuement sur les débuts de Casimir Delavigne. C’est, en effet, chez les grands artistes, l’époque la plus intéressante de leur vie. Les luttes du talent contre la misère, contre les difficultés de l’art, contre la méfiance ou la réserve du public présentent un intérêt que ne saurait offrir la position d’un homme que le succès a déjà accueilli et qui est sûr de lui-même et de son influence. Casimir Delavigne avait donné de hautes preuves de son talent ; il désirait prendre place dans l’illustre assemblée qu’on a nommée le parlement de la littérature. Il avait consacré sa vie entière aux lettres, et il ne voulait demander qu’aux lettres les distinctions qui doivent être la récompense du talent. Plusieurs fois la ville du Havre lui offrit ses suffrages. Foy, Manuel, Laffitte, dont l’influence à la Chambre était considérable, voulurent l’avoir pour collègue ; mais Casimir s’en défendit toujours : « Non, non, disait-il, les lettres, comme la politique, exigent un homme tout entier. » Plus tard, le duc d’Orléans, devenu roi de France, lui offrit un siège à la Chambre des pairs. Casimir refusa encore, alléguant qu’un écrivain se doit tout entier à sa profession. Plusieurs fauteuils étant devenus successivement vacants à l’Académie française, Delavigne se mit sur les rangs, mais deux fois il échoua. Il avait eu pour rivaux heureux, la première fois, M. Frayssinous, le célèbre évêque d’Hermopolis, la seconde fois, l’archevêque de Paris, M. de Quélen. Ses amis l’engageaient à se présenter une troisième fois : « Ce serait bien inutile, répondit Casimir, cette fois on m’opposerait le pape. »

La Comédie-Française avait plus d’une fois regretté son premier jugement un peu précipité sur le talent d’un écrivain qui, en trois ans, avait fait représenter trois pièces d’une grande valeur littéraire. Elle aurait désiré voir Delavigne, oubliant le passé, se présenter de nouveau à ses suffrages ; mais le poëte se refusa à toute démarche qui n’aurait pas été officiellement sollicitée par le comité. Le comité se vit donc contraint de demander la paix, lui qui d’ordinaire traitait si cavalièrement les écrivains. Casimir, qui désirait entrer au Théâtre-Français, se prêta volontiers à une réconciliation. Il lut lui-même aux sociétaires une comédie qu’il venait d’achever et qui devait faire époque dans la littérature dramatique du XIXe siècle, l’école des vieillards. Talma était présent à la lecture. Le rêve de Talma avait toujours été de jouer un rôle où le comique élevé se mêlât au dramatique. Il vit dans le personnage de Danvilîe la réalisation de ses désirs. À plusieurs reprises, il avait prié Casimir de répéter certaines tirades ou gaies ou dramatiques. Quand la lecture fut achevée, il se leva vivement, et, s’approchant de l’auteur : « Ce rôle de Danville, c’est moi-même, c’est moi seul qui dois le jouer ; je vous le demande, et vous ne pouvez pas me le refuser. » Cet empressement, cette chaleur de l’éminent artiste étaient le plus beau succès que pût rêver Casimir. Talma fit mettre immédiatement la pièce en répétition. Il avait choisi les artistes dont les qualités devaient le mieux se rapprocher du caractère des divers personnages. Mlle Mars s’était chargée du rôle d’Hortense. La pièce, admirablement interprétée, fut représentée le 6 décembre 1823 ; le succès en fut immense. Depuis cette époque, cette belle comédie est restée au répertoire, et bien des artistes ont reculé devant le rôle de Danville que Talma avait créé de façon à effrayer ses successeurs. En présence de ce nouveau triomphe, il devenait difficile à l’Académie de repousser plus longtemps Casimir Delavigne. En 1825, la mort du comte Ferrand laissait un fauteuil vacant. De bienveillants encouragements décidèrent le poète à se mettre de nouveau sur les rangs, et cette fois l’éclat de son élection dut lui faire oublier ses deux premiers échecs. Sur vingt-huit votants, il obtint vingt-sept voix. Charles X voulut donner un témoignage personnel de son admiration pour l’auteur de l’École des vieillards. Il chargea M. de La Rochefoucauld d’annoncer au nouvel académicien qu’une pension de 1,200 francs lui était accordée par le roi ; mais Casimir avait trop de vraie dignité, trop de respect de lui-même, pour accepter les bienfaits d’un gouvernement dont il blâmait énergiquement les actes et les tendances. Il écrivit donc au roi pour refuser la pension. Sa lettre est un chef-d’œuvre du fermeté respectueuse, de courage et de dignité. C’est le 7 juillet 1825 que Casimir prononça son discours de réception à l’Académie, Nous avons sous les yeux ces pages éloquentes, et nous y retrouvons comme l’écho des voix sympathiques qui entraînaient alors la France vers la liberté.

Depuis quelque temps déjà, les travaux de Delavigne avaient altéré sa santé. Les médecins furent unanimes pour lui ordonner un voyage dans le midi de l’Europe. Casimir eut peine à leur obéir ; les instances de ses amis et de sa famille triomphèrent de sa résistance. Avant son départ, il avait communiqué à Talma le plan d’une nouvelle tragédie, Louis XI, dont le rôle principal était d’avance destiné à l’illustre tragédien ; mais la mort devait briser l’espoir que concevait le poète. C’est en Italie que Casimir apprit la perte douloureuse que l’art venait de faire dans la personne du plus grand tragédien français. Il renonça pour le moment à son Louis XI, ne voyant personne pour représenter l’admirable figure d’un des plus grands rois de la France. Le voyage de Casimir dura près de deux ans ; mais, au retour, le voyageur rapportait tout un monde de créations charmantes. Comme pièces, la Princesse Aurélie, Marina Faliero ; comme œuvres plus légères, d’admirables Messéniennes, le Départ, Trois jours de Christophe Colomb, le Vaisseau, la Sibylle, les Funérailles du général Foy, les Adieux à Rome, une Promenade au Lido ; et puis ces admirables cantilènes, la Brigantine, la Vache perdue, l’Attente ; ses poëmes sur l’Italie, Pietro, la Ballerine, la Grotte du chien, Memno, la Toilette de Constance, Un conclave, le Prêtre, la Villa Adrienne, la Fleur du Colysée, Un miracle, Une étoile sur les lagunes, le Gondolier, l’Âme du purgatoire, etc. Ces œuvres, où la grâce de la pensée s’unit à la forme la plus élégante, où le style le plus pur revêt les idées les plus poétiques, ne parurent qu’à divers intervalles. Par un singulier phénomène, Delavigne laissait dans son cerveau, comme au fond d’un secrétaire, un chant tout entier de poëme, un acte tout entier de drame ou de comédie, certain que sa mémoire fidèle le lui représenterait à la première demande. C’est ainsi que plusieurs années après son retour d’Italie, il publiait des ballades et des poèmes qu’il avait composés à Venise, à Rome ou à Naples, et dont il n’avait conservé aucun manuscrit. Des deux pièces qu’il rapportait, l’une, la Princesse Aurélie, fut jouée au Théâtre-Français. Elle brille par le dialogue le plus spirituel qu’on puisse imaginer ; mais le manque absolu d’intrigue l’a empêché de rester au répertoire. Quant à Marino Faliero, une de ces révolutions de sérail si communes autrefois à la Comédie-Française força Casimir à la porter à la Porte-Saint-Martin. La tentative était hardie. Ce théâtre, habitué aux horreurs du mélodrame, pourrait-il jouer une pièce dont le principal mérite était d’être une œuvre littéraire ? Ligier fut engagé spécialement pour le rôle de Faliero, Marie Dorval se chargea du rôle de Helena. Crosnier, alors directeur, avait voulu réunir toutes les garanties de bonne interprétation. Ligier fut admirable d’énergie, d’indignation, de majesté. Dorval réussit moins ; cependant la pièce eut un succès éclatant. La Comédie-Française s’aperçut de nouveau que, dans ses divorces avec Casimir, elle n’avait pas le beau rôle. Le talent que Ligier avait déployé dans Marino Faliero avait inspiré à Delavigne la pensée que ce grand artiste pouvait seul interpréter le Louis XI que la mort de Talma avait laissé sans interprète ; mais de graves événements allaient interrompre de nouveau le travail du poëte. Au moment où il retrouvait dans sa mémoire le premier acte de sa tragédie, au moment où il s’apprêtait à terminer ce chef-d’œuvre que les gens de goût considèrent comme son œuvre la plus complète, il en fut distrait par un de ces événements qui sont comme les avant-coureurs des grandes catastrophes.

Un jeune écrivain, Fontan, avait publié dans un journal hebdomadaire, l’Album, un article plein d’allusions mordantes, d’épigrammes et de coups de fouet contre le roi et ses ministres. L’article avait pour titre : le Mouton enragé. Sur la plainte du ministère, Magallon, gérant de l’Album, et Fontan, auteur de l’article, étaient condamnés à cinq ans de prison ; cinq ans de prison pour un article ! La cour n’avait pu faire plus ! Le préfet de police se chargea de compléter l’œuvre de vengeance et d’iniquité. Enfermés d’abord à Sainte-Pélagie avec les détenus pour délit de presse, Magallon et Fontan en sont arrachés un matin ; on leur met les menottes aux mains, on les accouple à des voleurs et on les traîne ainsi à la prison centrale de Poissy ! En vain ils réclament, en vain ils résistent ; l’ordre est formel. Ils sont, malgré leurs protestations énergiques, conduits à Poissy et confondus avec les rebuts de la police correctionnelle et des cours d’assises. Fontan avait écrit à Casimir Delavigne pour lui annoncer cette odieuse conduite et réclamer son appui. Casimir se souvint de ce jeune écrivain qui, à son arrivée à Paris, était venu lui demander des conseils. S’il avait blâmé la violence de l’attaque, il blâmait plus énergiquement encore la rigueur de la punition. Il se rendit immédiatement chez M. de Montbel, alors ministre de l’intérieur, et lui fit un tableau touchant de la position de Fontan. Telles avaient été les angoisses du jeune écrivain, qu’en une nuit ses cheveux avaient blanchi ! Il avait à peine vingt-cinq ans. M. de Montbel, tout en assurant Casimir de son approbation pour tout ce qui serait fait, lui répondit cependant que M. Maugin seul pouvait prendre l’initiative d’une mesure quelconque. Casimir se rendit chez le préfet de police qu’il trouva tout glorieux de la victoire qu’il croyait avoir remportée sur la presse. « Nous sommes forts, monsieur Delavigne, lui dit-il, nous ne craignons rien, il faut que justice se fasse. — C’est précisément parce que vous êtes forts, répondit Casimir, que vous pouvez vous montrer humains, ou justes plutôt, en ne confondant pas un homme de lettres avec des escrocs et des voleurs. » Mais toutes les démarches de Casimir devaient échouer. Le poète n’a-t-il pas dit que Dieu aveugle ceux qu’il veut perdre ? Les trois glorieuses journées de Juillet venaient de faire roi, sous le nom de Louis-Philippe Ier le protecteur et l’ami de Casimir, dont la position pouvait devenir la source de faveurs nombreuses. Le poëte des Messéniennes, qui avait vu dans son entrée à l’Académie l’accomplissement de tous ses rêves, paya dans la Parisienne son tribut de reconnaissance au prince qui allait ouvrir pour la France une ère de liberté. Mais ce fut tout. La révolution achevée, Casimir se remit au travail. Il termina sa tragédie de Louis XI qui fut représentée avec un éclatant succès au mois de février 1832. L’année suivante, le 18 mai 1833, il donnait à la Comédie-Française les Enfants d’Édouard. La belle toile de son ami Paul Delaroche lui avait inspiré la première idée de cette tragédie. Reçue avec acclamation, elle avait été promptement apprise et répétée, quand, le jour même de la représentation, l’ordre arriva du ministère de la suspendre. Cette brutale prohibition blessa vivement Casimir. Les sociétaires de la Comédie-Française voyaient avec regret leur échapper une pièce dont le succès n’était pas douteux. Leurs instances le décidèrent à se rendre auprès de Louis-Philippe qui lui dit : « Mon cher Casimir, mes ministres sont responsables, je ne puis donc pas donner un ordre, mais je puis exprimer un vœu ; allez trouver M. Thiers, et dites-lui que je serai heureux s’il peut vous rendre votre ouvrage, à la représentation duquel je no vois aucun inconvénient. » M. Thiers, trop spirituel pour n’avoir pas de l’esprit tous les jours, se rendit facilement aux raisons du poëte. Il leva le veto. On avait prétendu que Casimir avait voulu établir une sorte de parallèle entre le roi et Glocester ; l’absurdité même de cette accusation en est la condamnation. Casimir revint à la Comédie-Française avec son permis. Le soir la pièce recevait l’accueil le plus chaleureux. À une heure du matin, Casunir recevait la lettre suivante :

     Neuilly, le samedi 18 mai 1833, à minuit,

« J’apprends avec un grand plaisir, mon cher Casimir, le succès de votre pièce, et je ne veux pas me coucher sans vous avoir fait mon compliment. Vous savez combien j’ai toujours joui de tous ceux que vous avez obtenus ; mais je jouis doublement de celui-ci, et je vous en félicite de tout mon cœur. Il vous vaudra une bonne nuit et à moi aussi. Bonsoir. « Louis-Philippe. »

Les fatigues du travail et des répétitions avaient altéré de nouveau la santé de Delavigne ; il ressentait les premiers symptômes de la maladie qui devait l’emporter si jeune encore, en pleine maturité. Dans ses dernières années, il se presse, il se hâte, comme si le sentiment de sa fin prochaine lui conseillait de donner tous les fruits de son talent. C’est d’abord une comédie pleine de gaieté, d’entrain, d’esprit, Don Juan d’Autriche, qu’il écrit sous les ombrages de la Madeleine, charmante propriété où il prolongeait sa convalescence. C’est une Famille au temps de Luther, une remarquable étude des tristes querelles domestiques qu’entraînaient les guerres de religion, où Casimir accomplit ce tour de force d’intéresser au théâtre par la lutte seule des passions religieuses. Et cependant, tout en négligeant les événements, les situations émouvantes, il arrive à un dénouement pressenti, mais un des plus dramatiques et des plus émouvants qui soient à la scène. Vient ensuite la Popularité, que Delavigne considérait comme son œuvre capitale, dans laquelle il voulait, suivant son expression, « offrir en quelque sorte la théorie du devoir ». Une anecdote où se retrouve le cœur toujours dévoué de Casimir se rattache à la première représentation de cette comédie. La petite fille de Corneille venait d’obtenir un bureau de tabac, mais sous la condition de déposer, dans un assez court délai, une somme qu’elle était loin de posséder. Le matin même de la représentation de la Popularité, elle s’adressa à Casimir dont les démarches avaient contribué à lui faire obtenir son bureau de tabac. Casimir écrivit immédiatement au fils aîné du roi, au duc d’Orléans. Sa lettre commençait ainsi : « Monseigneur, c’est un soldat qui, le jour d’une bataille, vient réclamer vos bontés en faveur de la petite-fille de son général… » Et il expliquait la position de Mlle Corneille. Le jour même la requête était accordée, et, en se rendant à la Comédie-Française, Casimir disait : « J’étais bien sûr de la réponse, et, si je ne réussis pas ce soir, j’aurai du moins fait une bonne journée. »

Le Romancero qui a donné à Corneille le sujet du Cid l’intéressait vivement, et il le relisait souvent. C’est dans ce poème quasi national en Espagne qu’il prit la première idée de la Fille du Cid. Le rôle d’Elvire avait été d’abord destiné à Mlle Rachel, et c’est en vue de cette éminente artiste qu’il avait développé et accentué ce personnage ; mais son union avec le comité de la Comédie-Française durait depuis trop longtemps : de nouvelles difficultés surgirent au moment de la distribution des rôles, et Casimir fut obligé de porter sa tragédie au théâtre de la Renaissance qui la joua avec un succès éclatant. On applaudit vivement les vers suivants :

Mes jours sont pleins, Elvire.et bons à moissonner ;
Dieu, qui me [es compta, pouvait moins m’en donner,
Les reprendre est son droit ; mais si la faux les touche.
Que leur dernier soleil dans la gloire se couche.
Tu devras comme moi, bénir le moissonneur :
La récolte en tombant sera riche d’honneur.

Bien que nous ayons donné l’analyse de cette pièce au mot Cid (la fille du), nous croyons qu’on ne lira pas ici sans plaisir le jugement qu’en a porté M. Th. Gautier, jugement dans lequel, faisant d’une pierre deux coups, il a apprécié le talent de Casimir Delavigne en termes pittoresques, quoique un peu sévères : « Le titre piquant de l’ouvrage et la réputation de M. Delavigne avaient attiré une immense affluence au théâtre. M. Delavigne a réussi sans encombre ; la chute lui est inconnue : quand on marche toujours sur le grand chemin, il est rare qu’on tombe. Icare et Phaéton sont tombés, mais du haut du ciel ; c’est un malheur qui n’arrivera jamais à M. Delavigne. Son Pégase est un cheval sans ailes ; il peut bien trotter, et même galoper, mais il ne vole pas. M. Delavigne n’a pas l’audace qu’il faut pour enfourcher l’indocile hippogriffe ; mais, s’il court moins de risques, il ne voit pas non plus se déployer sous lui, comme une carte immense, la figure du monde et l’infini des horizons ; il ne peut pas, au détour d’un nuage, entrer en conversation avec un ange qui monte, ni passer sa main dans les cheveux d’or des étoiles ; le moindre mur, la plus petite colline bleue suffisent à masquer sa perspective… M. Delavigne, malgré sa réputation, n’est qu’un poëte de second ou de troisième ordre… Sa respiration rhythmique n’est pas libre ; il a l’haleine courte et ne peut souffler un vers d’un seul jet. Il faut qu’il se reprenne ; mais, pendant ce temps-là, la phrase en fusion se fige et perd sa ductilité ; ce qui expliqua la quantité d’incidences, de juxtapositions et de soudures que l’on remarque dans la versification de M. Delavigne… Dans le monde des arts, il y a toujours au-dessous de chaque génie un homme de talent qu’on lui préfère ; le génie est inculte, violent, orageux ; il ne cherche qu’à se contenter lui-même et se soucie plus de l’avenir que du présent. L’homme de talent est propre, bien rasé, charmant, accessible à tous ; il prend chaque jour la mesure du public et lui fait des habits à sa taille ; tandis que le poëte forge de gigantesques armures que les Titans seuls peuvent revêtir. Sous Delacroix vous avez Delaroche ; sous Rossini, Donizetti ; sous Victor Hugo, M. Delavigne. À propos de Delaroche, sa peinture est la meilleure idée approximative qu’on puisse donner de la poésie de M. Delavigne ; les tableaux du peintre sont d’excellents sujets de tragédie pour le poëte, et les tragédies du poëte seraient d’excellents sujets de tableaux pour le peintre ; chez tous les deux, même exécution pénible et patiente, même couleur plombée et fatiguée, même recherche de la fausse correction et du faux dramatique. Il est impossible de rencontrer deux natures plus semblables ; chez tous deux, le satin, la paille, la hache, seront toujours rendus scrupuleusement, avec une minutie hollandaise ; il ne manquera à l’œuvre, pour être parfaite, que des éclairs dans les yeux et du souffle dans les bouches. »

Il fallait, hélas ! faire au poète l’application des beaux vers que nous avons cités plus haut : ses jours étaient pleins, à lui aussi ; la maladie qui devait l’emporter faisait constamment des progrès ; le travail, qui l’avait développée devenait lui-même plus difficile. Malgré les soins les plus attentifs, les souffrances augmentaient chaque jour d’intensité. C’est au milieu de crises douloureuses et fréquemment répétées que Delavigne écrivit cette charmante bouffonnerie qui a pour titre : le Conseiller rapporteur. Le poste avait essayé de pasticher le style, le dialogue, les intrigues de l’ancienne comédie. Il avait même, dans un spirituel prologue, supposé que la pièce avait été retrouvée dans une liasse de vieux manuscrits. Le succès fut complet, il alla si loin que certains critiques mal informés affirmèrent que la pièce existait réellement et que Casimir n’en était que l’éditeur. Son dernier ouvrage représenté fut l’opéra intitulé : Charles VI, qu’il écrivit avec Germain Delavigne et dont Halévy composa la musique. Une tragédie dont un acte seul a été conservé, Mélusine, l’occupait activement, lorsque les médecins, effrayés des progrès de la maladie, le condamnèrent au repos le plus absolu. On était arrivé au mois de décem-