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Mais, quand l’ordre des destinées, Qui des hommes de bien et des hommes méchants A limité le nombre des années,

Amené ses derniers instants,

Athène entière est en alarmes ; De tous les yeux on voit couler les larmes ; C’est un père commun pleuré par ses enfants. Longtemps après sa mort sa cendre est vénérée ; Longtemps après sa mort sa justice honorée, Entretien du vieillard, instruit les jeunes gens. Aristide n’est plus ; mais sa mémoire dure

Dans les fastes du genre humain ; Et l’herbe même, au temps où renaît la verdure,

Ne peut croître sur le chemin

Qui conduit "a sa sépulture.

D’honneurs, de titres et d’aïeux,

Des écussons de la noblesse,

Des chars brillants de la richesse, Qu’on soit ivre à la cour. À Paris envieux

Laissons sa sottise vulgaire :

La bonté, la vertu, la beauté, les talents

Seront pour nous, qu’un goût plus sûr éclaire,

Les seules grandeurs sur la terre Dignes qu’en leur faveur on distingue les rangs.

Tout le reste n’est que chimère. Issus d’un même sang, enfants d’un même père, Oublions en ce jour toute inégalité. Naigeon, sois mon ami ; "Sedaine, sois mon frère ;

Bornons notre rivalité

À qui saura le mieux adorer sa bergère. Célébrer ses faveurs, et boire à sa santé.

Voilà en entier ce petit poëme, dans lequel Diderot, fatigué de la persistance que mettait le hasard à le sacrer roi, alors qu’il ne se sentait aucune disposition pour ce métier, voue au mépris et a la haine tous ceux, qui, soit par les préjugés soit par la tyrannie, se font les oppresseurs du peuple. Tout homme de bonne foi, en songeant a la puérilité de l’occasion pour laquelle ces vers furent composés, sera à mille lieues de s’imaginer qu’on puisse en tirer sérieusement un argument de nature à établir, comme La Harpe n’a pas craint de l’écrire, que Diderot appelait (ne disons pas la Révolution : il ne demanda jamais autre chose), appelait « le renversement de toute autorité divine et humaine. » — « Je demanderai, dit ce Georges Dandin de la littérature, si Diderot n’a pas donné le résultat général de sa doctrine dans ces deux vers, qui en sont comme le couronnement : Et des boyaux du dernier prêtre Serrons le cou du dernier roi.

Ces deux vers fameux n’ont-ils pas été assez répétés depuis 1789 et n’ont-ils pas été réimprimés, il y a quelque temps, avec la pièce en entier dont ils sont tirés et avec les variantes, dans les journaux philosophiques, qui en ont fait le plus’ grand éloge ? »

Autant de mots, autant de mensonges.

Avant la Révolution, il n’existait du poème que nous venons de citer que deux manuscrits autographes, semblables en tous points à celui que Diderot avait écrit de sa main et que nous avons devant les yeux. Il ne chercha jamais à répandre son œuvre dans le public, et La Harpe n’a pu la connaître que deux ans après cette époque ûe lu-terreur dont il cherche à faire le philosophe responsable. Les Eleuthêromanes, en effet, ne furentpubliés que douze ans après la mort de l’auteur, le 30 fructidor an IV (16 septembre 1790), d’abord dans la Décade philosophique, ensuite, le 10 novembre 1796, par Rœderef, dans son Journal d’économie publique, de morale et de politique. En 1789, ces vers n’étaient connus que d’un petit nombre de personnes. La Harpe a donc été de mauvaise foi quand il s’est servi du mot réimprimés.

Mais LaHarpe ne se contente pas d’altérer la vérité ; pour les besoins de sa cause il altère même les textes ; ainsi il fait dire à Diderot :

Et des boyaux du dernier prêtre Serrons le cou du dernier roi.

Ne croirait-on pas, à l’entendre, que Diderot doit lui-même donner le signal des sanglantes représailles ? Que nos lecteurs se reportent au document vrai que nous avons publié ; qu’ils le comparent à la version altérée a dessein par LaHarpe, ils verront*combien grande est la différence non-seulement dans le texte de ces deux vers, mais encore dans le sens qu’ils expriment..

La Harpe avait calculé d’avance les conséquences de ce faux. À l’époque où il écrivait le dernier volume de son Cours de littérature, il savait que l’heure de la réaction contre toutes les idées libérales était venue ; il s’était posé en Aristarque, en critique maître ; ses idées avaient force de loi et il n’ignorait pas que toute-une génération allait voir par ses yeux et juger d’après lui. LaHarpe est devenu chef d’école ; son hostilité contre Diderot, ses disciples vont la partager ; et sous l’Empire, sous la Restauration surtout, l’opinion du critique si injuste envers Diderot sera bientôt publiquement professée. M. Villemain lui-même, malgré tout son talent d’observation et sa résistance à accepter les opinions préconçues, n’a pu se soustraire à cette influence pernicieuse, et, s’il s’est, du moins quant à la forme, rapproché davantage du texte exact de Diderot, il n’a pas eu le courage d’aller jusqu’au bout ; pour prendre sa Îiart de la croisade dirigée contre Diderot, il ui a fallu, lui aussi, apporter sa modification : Et mes mains ourdiraient les entrailles du prêtre À défaut d’un cordon pour étrangler les rois.

Mes au lien de tes. Une simple substitution

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de possessif, un rien... Il est vrai que cette altération du texte en dénature complètement le sens.

Si l’Université en prenait ainsi à son aise, que devait-il donc se passer dans les sémi- • naires, où les intérêts de la vérité ont. toujours inquiété fort peu les professeurs, préoccupés avant tout de servir les intérêts de leur cause ? Ce que l’éducation cléricale donnée dans les séminaires peut faire d’un esprit né bon, en le nourrissant de préjugés et de partis pris violents et injustes, se montre d’uné manière éclatante dans un jugement de Lamennais sur Diderot, jugement rendu avant que l’étude approfondie et consciente de toutes choses eût fait de l’illustre apostat le Lamennais éclairé et mûri que nous avons connu et que nous admirons encore. C’est qu’il y a une ignorance acquise, pire cent fois que l’ignorance naturelle : c’est celle que l’on enseigne dans ces sortes d’établissements, fermés à la libre discussion, où la calomnie contre tout adversaire est érigée en principe et enseignée comme dogme. Evidemment, s’il n’avait eu que la seule instruction de séminariste, Lamennais serait resté le plus étroit et le plus fanatique esprit du monde. Lui aussi avait lu dans La Harpe les deux vers falsifiés, et, tout saturé encore des odeurs de la sacristie, il a dit dans son Essai sur l’indifférence en matière de religion : « Les écrits de Diderot sont un abîme d’impuretés ; son nom infect et pourri ne doit jamais être exhumé du cimetière de l’oubli, et personne ne peut se résoudre à remuer cette boue. » Heureusement l’ancien séminariste avait des yeux pour voir, des oreilles pour entendre, une conscience pour juger sainement et honnêtement. Son esprit était de la trempe de ces rares tempéraments, qui, arrivés a l’âge où l’on réfléchit, où l’on raisonne, ont en eux la vigueur nécessaire pour examiner en face chacun de ces préjugés qui se sont, un à un, et en quelque sorte goutte à goutte, établis en maîtres dans leur esprit, alors qu’une fausse éducation ne leur permettait pas de distinguer la vérité de 1 erreur. Ces préjugés, ils les rejettent loin d’eux, étonnés et comme honteux de leur avoir obéi ; ils dépouillent le vieil homme, et, si l’on peut s’exprimer ainsi, leur esprit, leur conscience fait peau neuve. Il en fut ainsi pour Lamennais : le temps, l’étude, la vie, dessillèrent ses yeux, et lui tirent prendre en horreur l’éducation cléricale qui lui avait inspiré de telles invectives contre des hommes qu’elle lui avait mal fait connaître et qu’elle n’avait présentés à lui que chargés de grossiers ana.thèmes. Tous ces philosophes duxvme siècle, que, dans sa première ferveur et sa naïveté religieuse, il avait lui - même anathématisés sur parole, quand il les eut vus sous leur véritable jour, ne lui parurent plus des monstres comme on avait tenté de le lui faire croire, mais d’intrépides amis de l’humanité ; et, dans les derniers temps de sa vie, il ne parlait plus d’eux, notamment de Voltaire, de Rousseau, de d’Alembert, et surtout de Diderot, qu’avec admiration et respect : il les avait reconnus pour être de sa famille.

Cette hostilité, que La Harpe a érigée en dogme, et qu’après lui tant d’autres ont professée, se retrouve, jusqu’à un certain point, dans l’article écrit par Jules Sandeau pour le Dictionnaire de la conversation, et aussi dans la notice consacrée à Diderot par Michaut,

?ui, dans une édition suivante, a eu la bonne

oi de convenir qu’un retour d’opinion avait lieu en faveur du grand philosophe. Cette hostilité de parti pris a également inspiré le jugement do M. Géruzez dans son Histoire de la littérature française. Toutefois M. Géruzez rend ce remarquable hommage au caractère de Diderot : « Il n’y a guère d’écrivains aussi dangereux que Diderot, dit-il, car il est sincère. »

Mais, heureusement, les études sérieuses faites sur le xvme siècle ont modifié ce parti pris d’injustice. M. Damiron a commencé la réhabilitation dans ses Mémoires sur la philosophie du xviiie siècle ; M. Vacherot l’a achevée dans un fort remarquable article du Dictionnaire des sciences philosophiques. En 1847, un professeur distingué a publié, chez Didot, deux volumes d’Œuvres choisies de Diderot, précédées d’une Notice détaillée, dans laquelle, tout en combattant les idées philosophiques de l’auteur de VEncyclopédie, il rend une complète justice à sa grande valeur intellectuelle. Le retour qui s est opéré dans ces dernières années vers les idées révolutionnaires et la faveur conquise par la philosophie positiviste et la philosophie matérialiste ont valu à Diderot une véritable popularité, qui le venge bien des injustes dédains dont on a affecté de l’accabler pendant la première moitié de ce siècle.

On a beaucoup agité la question de savoir si Diderot était véritablement athée : Naigeon le proclame, M. Génin le nie. D’après ce dernier, l’athéisme de Diderot diffère beaucoup de celui d’Helvétius, qu’il entreprit de réfuter, et qui ne reconnaît d’autre principe que le hasard, d’autres mobiles des actions humaines que le plaisir et la douleur ; il ne diffère pas moins de l’athéisme dogmatique de Naigeon, qui ne comprend pas qu’on puisse être honnête homme et croire à un Dieu. Diderot est plutôt panthéiste, si l’on peut se servir, à son égard, d’une semblable expression. La nature, ses forces, ses lois, voilà ce qu’adore Diderot, ce qui lui tient lieu d’i DÎDË

déal. « Les hommes, dit-il dans ses Pensées philosophiques, ont banni la Divinité d’entre eux ; ils l’ont reléguée dans un sanctuaire, les murs d’un temple bornent sa vue ; elle n’existe point au delà. Insensés que vous êtes 1 Détruisez ces enceintes qui rétrécissent vos idées ; élargissez Dieu, voyez-le partout où il est ou dites qu’il n’est point. » Ces paroles, fait observer avec raison M. Génin, signifient clairement : « Si vous voulez être logiques, voyez un Dieu dans la nature même, ou soyez athées. » Cette phrase ne peut laisser aucun doute sur l’opinion du philosophe. Il niait un Dieu créateur, gouverneur, vengeur et rémunérateur et adorait la nature immuable et incréée, de même que Proudhon reconnaissait Dieu dans l’homme inconscient lui-même de sa divinité, la cherchant au dehors lorsqu’elle est en lui. Mais, à vrai dire, Diderot n’avait pas des idées arrêtées a ce sujet et bien souvent son opinion varie. Après s’être proclamé athée, nous le voyons, dans la Promenade du sceptique, conclure au scepticisme, qui n’estque la transition de la foi à l’incrédulité. L’athée.exclut toute idée de Dieu ; le manichéen, au contraire, admet deux principes, ou, pour mieux dire, deux divinités. Rien n’est plus opposé. Eh bien, voici lapreuve que Diderot était aussi manichéen : « La nature, a-t-il écrit, est une folle qui gâte d’une main ce qu’elle fait bien do l’autre. Elle s’est amusée à mêler de chicotin le peu de bonbons qu’elle donne à ses enfants. Le système des deux principes, l’un bienfaisant, l’autre malfaisant, qui a été généralement répandu sur la terre, n’est pas aussi extravagant qu’on le dit en Sorbonne. II faut en passer par là ou croire au Jupiter d’Homère, qui a renfermé dans deux tonneaux tous les biens et tous les maux de la vie. » Diderot panthéiste écrit dans Y Interprétation de la nature ces mots, qui détruisent tout son système : « Aie toujours présent à l’esprit que la nature n’est pas Dieu et qu’un homme n’est pas une machine. » Enfin, veut-on le voir déiste, on n’a qu’à lire dans l'Encyclopédie le magnifique article Providence, qui peut se résumer en ces termes : « Qui reconnaît une Providence reconnaît un Dieu. Cet argument-ci est certain : il y a une Providence, donc il y a un Dieu. » Que conclure de ces contradictions ? Rien, si ce n’est que Diderot n’était, à vrai dire, ni athée, ni matérialiste, ni panthéiste, ni croyant. Son génie mobile s’enfermait tour à tour dans chaque opinion et s’y fortifiait audacieusement, surtout lorsqu’il s’y voyait assailli. Il n’était, en réalité, pas plus impie que dévot ; il était versatile et surtout tolérant : il était aussi de son siècle. Les prêtres qui venaient de refuser la sépulture à Voltaire ont inhumé Diderot dans une église. Cependant Voltaire soutint toute sa vie 1 existence de Dieu, que Diderot avait souvent niée. C’est que Voltaire avait rendu les prêtres ridicules et haïssables ; il avait attaqué le clergé. Diderot n’avait combattu que Dieu.

n On a beaucoup reproché à Diderot, dit M. Vacherot, le vague, l’incertitude et l’incohérence de ses idées. Peut-être suffirait-il d’une analyse rapide de ses ouvrages pour démontrer au contraire la simplicité, la fixité etl’enchu.înement systématique do ses idées. » Et après avoir fait cette analyse, M. Vacherot résume la double idée poursuivie constamment par Diderot : culte de la nature et foi au panthéisme. « Métaphysique, morale, critique des beaux-arts, composition dramatique, tout, dit-il, porte l’empreinte d’un même sentiment et d un même esprit. Diderot ne connaît qu’un Dieu en métaphysique, qu’une loi en morale, qu’une règle en esthétique, la nature, la nature dans toute sa force, dans toute sa grandeur, mais aussi dans toute sa simplicité ; la nature Sans fard, mais sans idéal. »

Diderot fut à la fois l’inspirateur des œuvres matérialistes du xvme siècle, du Système de la nature, des livres d’Helvétius et de d’Holbach et le précurseur de la logique positiviste et sensualiste de Condillae. Ce qui caractérise sa philosophie, c’est moins encore la négation athéiste, ou l’affirmation étroite matérialiste, que l’idée naturaliste opposée au surnaturalisme théologique et au scepticisme de la métaphysique spiritualiste.

Aussi le voyons-nous revendiqué également par les deux écoles modernes qui ont placé leur camp à l’extrême limite du domaine de la libre pensée, par les positivistes et par les matérialistes.

Idées littéraires de Diderot. La supériorité littéraire de Diderot n’est pas moins remarquable. Nous avons déjà fait ressortir le caractère social et moral de ses romans, mais ce sont en même temps de véritables chefs-d’œuvre, et-comme, au lieu de s’inspirer de la convention littéraire, ils ont puisé dans la nature humaine et dans le cœur humain toute leur inspiration, ils ont conservé toute leur vivacité et toute leur fraîcheur, tandis que la sobriété classique de Voltaire et la déclamation emphatique de Rousseau ont quelque peu perdu aujourd’hui de leur ancien éclat.

M. Villemain, qui juge très-sévèrement, comme nous l’avons vu, les idées philosophiques de Diderot, parce qu’il a composé ses Leçons sous l’impression du doctrinarisme antirévolutionnaire qui avait cours alors et qui passait pour l’expression la plus élevée du libéralisme, M. Villemain, qui, malgré ses préjugés, est un fin connaisseur, n’hésite pas

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à placer Diderot au premier rang comme conteur. « Toutefois, s écrie-t-il après une longue diatribe, il est deux genres de composition où il a vraiment excellé, où il a été original et judicieux, nouveau et vrai. Le

firemier de ces genres, messieurs, quel nom ui donnerai-je ? Je ne sais. Ce sera, si vous le voulez, le conte moral, mais non pas mondain et fardé comme celui de Marmontel ; le conte inoral bourgeois, populaire, le récit familier : les Deux amis de Bourbonne, par exemple, cette histoire touchante où tout est rude et simple, ou bien encore l’Histoire de mademoiselle de La Chaux et du docteur Gardeil. Cela était nouveau dans notre langue. C’est l’abondance de détails, l’exactitude pittoresque et sensible de Richardson, avec une expression plus serrée, plus nerveuse. Personne n’a mieux conté dans le xvme siècle, non, pas même Voltaire.»

Un autre genre dans lequel a vraiment excellé Diderot, poursuit M. Villemain, c’est la critique littéraire, « où il a porté parfois une sorte d’invention aussi rare que piquante et jeté en courant de petits chefs-d’œuvre. »

Il a été le véritable créateur de la critique moderne, qui, par sa forme synthétique, par la hauteur de ses aperçus moraux et sociaux et par son caractère pittoresque, est devenue un véritable genre littéraire, qui a suffi à la gloire de Sainte-Beuve, de Gustave Planche, de Jules Janin, de Paul de Saint-Victor et de tant d’autres ; tandis que jusqu’à lui on n’avait connu que la critique analytique, traînante et compassée de Le Batteux et de La Harpe.

Il a été aussi le précurseur du roman moderne, du réalisme pris dans son sens le plus avantageux ; Balzac procède de lui directement par la peinture des caractères, la profondeur psychologique, l’exactitude rigoureuse des descriptions, et, en même temps qu’il a donné les premiers modèles du véritable roman psychologique, il a donné aussi, comme nous l’avons dit, ceux du roman social.

Enfin, par ses drames, il a été le créateur du drame moderne : aussi le Père de famille et le Fils naturel ont-ils conservé tout leur intérêt, tandis que les tragédies et les comédies de Voltaire sont démodées, comme l’inspiration classique à laquelle elles ont été puisées. Ce côté du génie de Diderot a été un des plus méconnus, mais personne aujourd’hui ne peut lui refuser la justice qui lui est due. Au moment même où nous écrivons ces lignes (juin 1870), Fernande, de M. Sardou, atteint au Gymnase sa centième représentation, et le succès qu’elle obtient est aussi vif que le jour où cette pièce a été jouée pour la première fois (s mars 1870). Eh bien, de l’aveu même de l’auteur, Diderot est ici l’inspirateur.

Certes, il n’y a pas que de-l’imitation dans cette comédie du jeune et brillant écrivain, qui est passé maître en l’art difficile d’embrouiller et de démêler l’intrigue, et qui n’en est plus aujourd’hui à prouver que lui aussi peut créer à l’occasion ; mais la trame est empruntée à Diderot. Le nœud, disons mieux, l’intrigue est tirée de cette nouvelle : Monsieur des Ârcis et Madame de La Pommeraye, l’une des meilleures histoires que le grand écrivain ait contées dans ce Jacques le fataliste, où il y en a tant.

L’influence de Diderot sur le théâtre allemand fut immédiate et directe, et elle est attestée par d’irrécusables documents. Lessing, le fondateur de l’esthétique allemande, et qui fut lui-même un des premiers auteurs dramatiques de son temps, s’inspira ouvertement, dans ses théories, de Y Essai sur l’art dramatique de Diderot, tandis que tous les auteurs dramatiques allemands proclamaient avec lui Diderot comme leur maître. Bouterweek lui rend cet hommage : « Il avait un tact si délicat à saisir les rapports moraux, tant de talent pour imiter dans ses écrits le langage naturel de la vie commune 1... Bien qu’il s avance pas à pas comme un géomètre, mesurant sa route dramatique d’après ses principes et calculant très-méthodiquement l’effet de chaque scène et presque de chaque mot, néanmoins il évite à forée d’art l’apparence d’un travail tendu. Il y a peu de pièces de théâtre plus naturelles que le Père de famille et le Fils naturel. » Schlegel, qui écrit sous l’imnression de la critique française, fort peu favorable alors à Diderot, juge ses drames avec moins d’enthousiasme ; néanmoins il atteste l’influence considérable qu’ils ont exercée en Allemagne. « Le style de ses deux drames, -dit-il, est en général maniéré au dernier point ; les personnages ne sont rien moins que naturels, et ils se rendent insupportables par un froid bavardage sur la

vertu, qui ne conviendrait qu’à des hypocrites, et par l’abus fastidieux d’une sensibilité larmoyante. Nous autres Allemands, nous pouvons dire avec raison : Bine illœ lacrymœ, de là viennent toutes ces larmes dont notre scène a été depuis inondée. »

« Diderot, a dit M. H. Lucas, doit être mis en tête de ceux qui prêchèrent avec le plus d’éloquence la nécessité d’une réforme, afin d’accommoder le théâtre aux mœurs de la nation. Il voulut y mêler l’élément populaire, que d’autres novateurs s’apprêtaient à faire entrer aussi dans le gouvernement de l’État. Diderot était tout à fait propre à cette œuvre. Il est, en effet, des hommes qu’une fièvre de cœur agite dès qu’ils saisissent la plume et