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fonctionnarisme, les traditions de l’ancien régime. À chacun sa part. Quelle est celle des temps nouveaux ?

La France est le pays administratif par excellence, et, de plus, contrairement à l’idée que s’en font les observateurs superficiels, c’est le pays qui reste le plus attaché à la routine et à ses traditions. Les lois y devancent souvent les mœurs. On y a décrété vingt fois la liberté, et la liberté n’y a jamais été ni comprise, ni sentie, ni pratiquée. Par ses penseurs, par ses poètes, par ses artistes, par son élite enfin, la France est à l’avant-garde des sociétés modernes. Par le gros de son armée, elle se traîne encore à l’arrière-garde, dans l’ornière de l’ignorance et de la superstition. En somme, la France est encore cet enfant mineur tenu en tutelle depuis quatorze siècles par des rois et des prêtres qui se fussent bien gardé de l’émanciper. Des habitants de ce pays, les uns veulent être gouvernés à outrance et les autres visent tous au gouvernement. Qui n’est pas fonctionnaire désire le devenir. En ouvrant toute large la porte des emplois publics à tout citoyen, nos institutions nouvelles n’ont pas créé l’appétit des places, elles ne l’ont que surexcité. Comme le système en vertu duquel sont créés et distribués les emplois est resté en opposition manifeste avec les institutions démocratiques ; comme tous les gouvernements qui se sont succédé depuis près d’un siècle n’ont eu en vue, comme les précédents, que de se faire des créatures, il en est résulté ce fonctionna- ; risme qui a fini par constituer une nation d’administrateurs au milieu d’une nation d’administrés.

L’homme qui, par un calcul personnel autant que par esprit de système, a le plus contribué au développement du fonctionnarisme, c’est celui qui, né d’une révolution, en a répudié tous les instincts, tous les principes, et a repris toutes les tendances de l’ancien régime. Dans sa fureur d’organisation, dans sa rage de tout discipliner, il eût fait volontiers de la France, s’il en avait eu le temps et la puissance, une nation à la chinoise, à l’égyptienne, hiérarchisée, étiquetée, costumée du haut en bas, et se mouvant tout entière sous sa main, comme les automates orientaux sous la main de leurs despotes. À ses yeux, tout revêtait un caractère officiel. Les manifestations les plus libres de la pensée humaine, les lettres, les arts, la poésie, l’histoire même, tout devait porter l’estampille comme une marque de fabrique. Il eut même l’idée de faire écrire l’histoire de France par sa police. Voyez une lettre datée de Bayonne en 1808, où il recommande à son ministre de l’intérieur de ne pas souffrir que nos annales nationales soient commentées par le premier venu. « Si Corneille vivait, disait-il à ses familiers, je le ferais prince. » Oui, sans doute, il l’eût fait prince, et, de plus, chambellan de l’empire. En l’affublant d’un habit brodé et en le chargeant d’un trousseau de clefs, il eût cru rehausser la gloire de notre grand poète tragique ! Voilà l’homme, voilà le créateur du fonctionnarisme moderne. Toutes ses institutions tendent au même but. S’agit-il de l’armée, qui est pour lui le type de la société ? Avant lui l’armée procédait jusqu’à un certain point de l’élection ; mais on ne nommera plus un simple caporal sans sa permission. Les communes s’administraient elles-mêmes sous la surveillance de l’État. Il brise les corps municipaux et fait des maires et des adjoints des marionnettes à sa dévotion. Les départements avaient des directoires choisis parmi les citoyens notables et jouissant d’une certaine indépendance. Il y substitue des agents révocables qu’il tient sous sa main comme des machines qui n’ont plus la faculté de penser. Justice, finances, instruction publique, tout y passe. Pas un garde champêtre qui ne relève de lui ou de ses agents. Et qu’est-ce que son Université, sinon une pépinière de fonctionnaires embrigadés à l’avance et faisant des thèmes dès le lycée au son du tambour ? Son désir, et il le répète souvent, c’est que l’Université fonctionne comme le monde, sans bruit. En 1812, à l’apogée de sa puissance, il doit être content. Hors des camps, le monde qu’il gouverne ne fait pas plus de bruit qu’une nécropole. Ses fonctionnaires y régnent, comme les gardiens du Pére-Lachaise, sur le paisible peuple des ombres. Sous l’influence du narcotique infusé dans ses veines, la nation dort d’un sommeil qui ressemble à la mort. De 1789 à 1800, il y avait eu en France des citoyens. À partir de l’an 1800, il n’y eut plus que des fonctionnaires et des administrés.

Le mal était immense ; il s’est constamment accru depuis par la multiplication des emplois et par l’asservissement graduel des employés à leurs supérieurs, et des supérieurs aux chefs du gouvernement. Il n’est pas jusqu’aux grandes administrations particulières qui n’aient réglé leurs allures sur celles des administrations publiques. La création des chemins de fer, entre autres, nous a valu un fonctionnarisme d’un nouveau genre. L’armée des chemins de fer s’élève aujourd’hui, dit-on, à 80,000 hommes, et l’on n’y est reçu qu’en professant hautement des opinions politiques agréables à la direction. Sous la Restauration, l’on n’y serait pas entré sans un billet de confession. Aujourd’hui, il faut un bulletin de vote. À combien s’élève aujourd’hui le nombre de ces fonctionnaires de tout ordre ? D’après une statistique qui date de 1854, il était alors de 278,000. Si l’on y ajoute les employés des chemins de fer, nous devons être aujourd’hui à près de 400,000. Au grand-duc Constantin de Russie, qui venait de visiter la France il y a quelques années, on demandait ce qu’il y avait vu : « Des fonctionnaires, des factionnaires et des actionnaires ! »

« Peuple.de fonctionnaires, peuple de laquais, » a dit énergiquement Paul-Louis Courier. Que dirait aujourd’hui ce publiciste chagrin ? De la fièvre des emplois qui nous dévore accuserait-il la démocratie, comme l’a fait son pâle successeur Timon ? Non ; Courier avait connu l’Empire et apprécié le mérite de la consigne et de l’obéissance passive. Il savait comment on abrutit un peuple, et il ne confondait pas la Révolution avec ses ennemis.

Nous avons assigné au fonctionnarisme ses véritables causes ; suivons-le dans ses effets. Le premier de tous et le plus pernicieux, c’est l’affaiblissement des énergies individuelles. Qui ne compte que sur soi pour remplir les pénibles devoirs de la vie s’y prépare d’avance par une éducation forte qui éveille toutes les forces de la volonté. Qui compte sur des richesses héréditaires ou sur la fortune publique s’endort dans la nonchalance et dédaigne un travail inutile ou superflu. Certes, la race française est douée de riches et rares qualités ; mais pourquoi n’a-t-elle pas, comme la race anglo-saxonne, l’audace des grandes entreprises et l’opiniâtreté qui les mène à bonne fin ? C’est que l’habitude de compter en toutes choses sur l’État étouffe l’initiative individuelle. On serait vraiment bien bon de tenter la fortune dans les hasards de l’industrie ou du commercé, quand on peut s’endormir tout doucement, avec la perspective d’une retraite assurée, sur les coussins d’une fonction publique ! Ne dirait-on pas, du budget de l’État, un râtelier ouvert aux enfants de la bourgeoisie française, ou plutôt un tour pour ses enfants trouvés ? Entrez dans cette bonne famille de braves gens qui vivent bourgeoisement sur leurs terres, et dont les revenus vont décroissant de génération en génération par les partages de succession. Où sont leurs enfants ? Aux études. Dans quel but ? Celui-ci, qui est assez fort en mathématiques, vise à l’École polytechnique, d’où il sortira, après quelques années encore passées à une école d’application, avec un brevet d’ingénieur de l’État ou de lieutenant d’artillerie. Cet autre, moins apte ou moins appliqué, se destine à Saint-Cyr. Voilà pour la fleur. Quant aux médiocrités, elles se rejettent sur les eaux et forêts, sur les postes, sur les droits réunis, ou s’abattent sur les télégraphes et les finances. Suit-on les écoles de droit avec trop peu d’aptitude ou d’activité pour conquérir au barreau la renommée et l’indépendance, on ne saura toujours assez pour devenir, à l’aide de quelques protections, un méchant substitut. Nous connaissons une famille nombreuse et honorable où, de dix fils et gendres, il n’en est pas un seul qui ne morde, et à belles dents, au budget public. On y mord, pour ainsi dire, dès le biberon. Le fonctionnarisme est cultivé en fleurs sur les bancs du collège pour produire ses fruits dans les innombrables carrières ouvertes à la mendicité publique. Une carrière ! Voilà le mot, la consigne, le but. Dans le peuple, qui veut aussi avoir sa part, on n’a pas de moindres appétits. Tout grimaud frotté des éléments de l’instruction primaire veut être facteur, piqueur, curé, douanier, agent de police ou gendarme. Un emploi ! un emploi ! Voilà la réponse du peuple à la bourgeoisie. Le moyen qu’un peuple développe son énergie, lorsque l’abondante curée des fonctions publiques offre une prime constante à l’indolence et à l’inertie !

L’abaissement des caractères suit de près ce fâcheux abandon de soi-même. N’est pas fonctionnaire qui veut. Dans un pays libre comme les États-Unis de l’Amérique du Nord, on ne peut avoir l’espoir de le devenir qu’en faisant preuve d’une aptitude spéciale et d’un mérite supérieur et incontesté. En France, ou le pouvoir suprême est le dispensateur de toutes les grâces, aptitude et mérite sont tenus pour peu de chose, si une main protectrice ne vous tire de la foule pour vous mettre en évidence ; car le mot de Figaro est toujours vrai : Il fallait un calculateur, ce fut un danseur qui l’obtint. » Le premier de tous les talents consiste donc à faire des courbettes. Les emplois sont nombreux, mais les candidats sont innombrables. Il n’est place si modique qui ne soit poursuivie par des milliers de concurrents affamés. Pour une place de bourreau devenue vacante, on a vu accourir jusqu’à deux cent cinquante pétitionnaires, dont quelques-uns étaient docteurs en médecine. Que de sollicitations, de visites, de courses et de stations d’antichambre pour obtenir la préférence ! L’a-t-on emporté, on rêve déjà d’avancement. Pour cela, il faut plaire, toujours plaire à ses protecteurs, à ses chefs, à tout le monde, excepté au public, et n’avoir en toute chose que l’opinion de ses supérieurs. « L’esclave, disait Théognis, perd la moitié de son âme. » Le fonctionnaire l’aliène tout entière. Voyez les nôtres, dans les circonstances solennelles, aux élections ou aux cérémonies publiques, et dites s’il reste chez la plupart d’entre eux la dignité de l’homme libre et l’étoffe d’un citoyen

Mais ce n’est pas tout ; par une conséquence inévitable, on se venge de sa servilité vis-à-vis des forts par l’insolence à l’égard des faibles. Quant à la matière administrative, on la traite selon ses mérites. Vous croyez que ce percepteur, que ce gabelou, que cet agent de police doit être à vos ordres parce que vous le rétribuez. Point de tout ; c’est vous qui êtes à sa merci. Il n’a pas été créé pour la fonction, mais la fonction a été créée pour lui. Tout individu portant galon, casquette brodée ou épée au côté a le droit de vous toiser de haut en bas, surtout si vous portez une simple blouse, enseigne de la servitude. L’impolitesse des fonctionnaires français est proverbiale dans le monde. Tient-elle à leur coutume ? C’est possible. O vanité ! On prétend que si nous donnions de beaux costumes aux forçats, il se trouverait d’honnêtes volontaires pour s’enrôler dans les galères. Nous sommes tenté de le croire. Dans les États despotiques, le costume joue un rôle important. Le premier Empire n’avait pas négligé ce signe extérieur de la puissance pulique, et nous avons repris ses traditions. Aux États-Unis, on s’en passe. Législateurs et magistrats y sont vêtus comme tout le monde et n’en sont pas moins respectés. Il est vrai qu’ils savent se rendre respectables, « Je n’ai point remarqué qu’en Amérique, dit M. de Tocqueville, le fonctionnaire, dans l’exercice de son pouvoir, fût accueilli avec moins d’égards et de respects, pour en être réduit à son seul mérite. Mais, dit-il aussi, je ne saurais rien imaginer de plus uni dans ses façons d’agir, de plus accessible à tous, de plus attentif aux demandes et de plus civil dans les réponses qu’un homme public aux États-Unis. Dans cette force qui s attache à la fonction plus qu’au fonctionnaire, a l’homme plus qu’aux signes extérieurs de la puissance, j’aperçus quelque chose de viril que j’admire. »

Cupidité, servilité et insolence, voilà déjà trois beaux fruits du fonctionnarisme tel que nous le pratiquons, en dépit de trois révolutions qui auraient dû nous en affranchir. Et comment en serait-il autrement ? Pourquoi MM. les fonctionnaires seraient-ils dignes vis-à-vis de leurs supérieurs et polis envers le public ? Pourquoi même ne se permettraient-ils pas un peu d’arbitraire, puisqu’ils ont jusqu’à présent joui d’une irresponsabilité qui équivaut presque à l’impunité ? Dans le pays que nous venons de citer, les fonctionnaires ont d’une large indépendance ; mais ils sont doublement justiciables, d’abord de l’opinion publique, qui ne leur confère un mandat qu’à court terme, et des tribunaux devant qui tout citoyen qui de leur part a subi quelque préjudice peut les traduire directement. Voilà au moins des garanties sérieuses. En France, au contraire, et bien que, pour la forme l’article 75 de la constitution de l’an VIII ait été abrogé, l’agent du pouvoir ne dépend que du pouvoir ; les tribunaux, non plus que l’opinion publique, n’ont sur lui aucune prise.

Dans son ensemble, la tribu des fonctionnaires constitue donc dans la grande nation une nation à part, qui ne connaît d’autre patrie que ses bureaux, d’autres devoirs que l’obéissance passive, et qui n’a d’autres revenus que le trésor public. Plaire et avancer est tout son catéchisme. Sans attache au sol, cette tribu nomade voyage incessamment d’un bout du territoire à l’autre, campe dans un pays nouveau comme dans un pays conquis, et ne s’y installe qu’à demi, parce que le caprice d’un chef ou les simples lois de l’avancement peuvent d’un jour à l’autre l’appeler ailleurs. C’est l’armée du despotisme, ce n’est pas l’armée de la liberté. Une pareille organisation peut convenir au monarque le plus absolu. Dans une monarchie constitutionnelle, elle donne au pouvoir exécutif une prépondérance excessive et engendre souvent la corruption. Quiconque a sous ses ordres, avec une force publique considérable, une armée administrative comme la nôtre, peut se dispenser de faire les lois et n’en fera pas moins toutes ses volontés.

Au point de vue économique, le fonctionnarisme donne des résultats non moins regrettables. D’abord il gaspille une belle somme d’intelligences qui auraient pu trouver un meilleur emploi, et il stérilise une partie du capital national. Si les campagnes, si les petites villes même se dépeuplent, c’est que la recherche des emplois contribue non moins que d’autres causes à pousser les populations vers les grands centres. Puis il grossit démesurément les charges publiques. Ce n’est pas que les fonctions, pour la plupart, soient trop largement rétribuées ; mais elles sont trop nombreuses, et les traitements mal répartis. Aux petits la portion congrue, aux grands l’opulence. Du bas au haut de l’échelle, la distance est trop considérable. C’est encore un legs de l’ancien régime, et un démenti de plus à nos principes d’égalité. Quelques rapprochements mettront cette vérité dans tout son jour, et nous les prendrons encore dans le pays où l’égalité n’est pas un mensonge, mais une réalité.

En France, nous avons encore des emplois de 1,000 à 1,200 francs. Aux États-Unis, le commis le moins payé reçoit 4,000 francs environ.

En France, un secrétaire général de ministère jouit d’un traitement de 24,000 francs. Aux États-Unis, il se contente de 10,000 francs.

Nos préfets reçoivent, avec de superbes hôtels tout meublés, des traitements qui varient de 20,000 à 48,000 francs. En Amérique, le gouverneur d’un État six fois plus vaste et dix fois plus riche qu’un de nos départements (Ohio) se trouve suffisamment rétribué à 1,200 dollars (6,504 francs).

Pour tout dire, voici le traitement du président de la grande République : 500.000 francs. En France, la liste civile est de 25 millions, plus la jouissance du domaine de la couronne et quelques autres menus avantages que nous négligeons. [Assez de prétendants convoitent en ce moment la couronne (mars 1872) pour que nous ne songions pas à modifier notre article.]

Mais telle est la puissance des traditions aristocratiques, que c’est en vain que les meilleurs esprits réclament depuis longtemps une répartition plus équitable du traitement des fonctionnaires. Le budget, en somme, n’en sera pas allégé, nous le savons bien ; mais les affaires du pays en seront mieux gérées, et, sur ce point du moins, nous serons d’accord avec les principes de la démocratie.

Nous croyons avoir suffisamment établi que le fonctionnarisme exagéré, corrupteur et corrompu, est tout à fait opposé aux institutions démocratiques. Contrairement aux préjugés de caste dont ne pouvait ce défendre M. de Tocqueville lui-même, il nous serait tout aussi facile de prouver que, lorsqu’elles sont au pouvoir, les aristocraties ne sont pas plus économes des deniers publics que les gouvernements populaires. « Lorsque l’aristocratie règne, dit-il, les hommes qui conduisent les affaires de l’État échappent par leur position même à tous les besoins ; contents de leur sort, ils demandent surtout à la société de la puissance et de la gloire. » Non, monsieur le comte, ils ne se contentent pas de la puissance et de la gloire, et vous leur prêtez ici votre propre désintéressement. Ce qu’il leur faut de plus, c’est de l’argent et beaucoup d’argent ; l’histoire nous l’a appris. Sous le règne d’un roi que la postérité salue du nom de Père du peuple, le cardinal d’Amboise avait amassé, dans ses charges, une fortune scandaleuse. Richelieu ne manquait ni de gloire ni de puissance, mais il ne négligeait pas le solide, et il s’était créé sur la fortune publique d’immenses revenus. Mazarin, son successeur, était plus riche que les trois quarts des princes de l’Europe. Et plus tard M. le duc ! et M.d’Argenson, et M.d’Aiguillon ! Et les aristocrates du jour ! Ce n’est pas d’aujourd’hui seulement qu’on s’enrichit dans les hautes fonctions et que la gloire n’y passe qu’après le profit.

Les choses étant données telles qu’elles sont, y a-t-il un remède à cette plaie croissante du fonctionnarisme qui résiste même aux révolutions ? Sans doute ; mais il faudrait couper le mal par la racine, changer complètement notre système administratif, ou tout au moins modifier le caractère des fonctions publiques et leur donner une autre source, en prenant pour base, dans une large mesure, l’élection. De plus, il y aurait lieu de créer, pour la sauvegarde de la liberté, une sérieuse responsabilité des fonctionnaires publics. Nous prendrons encore nos exemples dans le pays qui, à tant de titres, peut nous servir de modèle et nous donner des leçons.

Aux États-Unis, les emplois ne sont pas moins vivement brigués qu’en France ; ils le sont même peut-être davantage, parce que la compétition est plus grande, chacun se préparant de bonne heure à la pratique de la vie publique ouverte à tous les citoyens. Les fonctions y sont extrêmement divisées. On en compte jusqu’à dix-neuf dans une simple commune. Aussi est-il rare de rencontrer aux États-Unis un homme de quelque valeur qui n’ait plus ou moins passé par les fonctions publiques. Mais d’abord il n’y a ici ni placets à présenter ni lâchetés a commettre ; car, depuis la présidence de l’Union jusqu’à l’inspection des chemins communaux, tout est soumis à l’élection, et, pour avoir quelque chance d’être élu, il faut au candidat une aptitude réelle et reconnue de ses concitoyens. En second lieu, loin d’offrir, comme en France, une carrière assurée et de former caste, les emplois, aux États-Unis, sont temporaires et très-précaires, puisqu’ils sont soumis à l’instabilité de la faveur publique. On les traverse, mais on ne s’y arrête pas, et tel qui descend des plus hauts grades reprend comme de plain-pied son métier de tailleur ou de bûcheron. Le fonctionnaire, enfin, n’est pas abrité sous l’égide d’un conseil d’État, et il est matériellement et personnellement responsable de tout le préjudice qu’il a pu causer par l’abus de son pouvoir ou même par de simples négligences. Il ne dépend pas d’un supérieur hiérarchique, mais il dépend de tout le monde, et sa responsabilité, aussi étendue que sa liberté d’action, est la meilleure sauvegarde contre l’arbitraire, les caprices et les abus. En résumé, il n’y a pas de fonctionnarisme en Amérique, parce qu’il n’y a ni centralisation administrative, ni esprit de caste, ni pouvoir héréditaire intéressé à perpétuer le servilisme pour sa propre conservation.

Nos traditions, nos moeurs, et, pour tout dire, notre faiblesse de caractère ne nous permettraient pas de détruire d’un seul coup la plaie du fonctionnarisme en y important la législation américaine ; mais il y a de beaux emprunts à y faire. Nous les avons indiqués au mot élection, et nous y reviendrons en traitant de la responsabilité des fonctionnaires publics.

FONCTIONNEL, ELLE adj. (fon-ksi-o-nèl,