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Page:Larousse - Grand dictionnaire universel du XIXe siècle - Tome 8, part. 1, F-Fi.djvu/17

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     À se défendre hardiment.
     Le loup donc l’aborde humblement
  Entre en propos, et lui fait compliment,
     Sur son embonpoint, qu’il admire.
     — Il ne tiendra qu’à vous, beau sire,
D’être aussi gras que moi, lui repartit le chien.
     Quittez les bois, vous ferez bien :
     Vos pareils y sont misérables,
     Cancres, hères et pauvres diables,
Dont la condition est de mourir de faim.
Car quoi ! rien d’assuré ! point de franche lippée !
     Tout à la pointe de l’épée !
Suivez-moi, vous aurez un bien meilleur destin.
  Le loup reprit : Que me faudra-t-il faire ?
— Presque rien, dit le chien : donner la chasse aux gens
     Portant bâtons, et mendiants ;
Flatter ceux du logis, à son maître complaire
     Moyennant quoi votre salaire
Sera force reliefs de toutes les façons,
     Os de poulets, oa de pigeons.
     Sans parler de mainte caresse.
Le loup déjà se forge une félicité
     Qui le fait pleurer de tendresse.
Chemin faisant, il vit le cou du chien pelé.
Qu’est cela ? lui dit-il. — Rien. — Quoi ! rien. — Peu de chose.
— Mais encor ? — Le collier dont je suis attaché
De ce que vous voyez est peut-être la cause.
— Attaché ! dit le loup : vous ne courez donc pas
  Où vous voulez ? — Pas toujours ; mais qu’importe ?
— Il importe si bien, que de tous vos repas
     Je ne veux en aucune sorte,
Et ne voudrais pas même à ce prix un trésor.
Cela dit, maître loup s’enfuit et court encor.

Cette fable occupe un rang honorable parmi les chefs-d’œuvre les plus accomplis de La Fontaine. Nous ne l’analyserons pas au point de vue de la grammaire et de la rhétorique, comme nous l’avons fait pour le Corbeau et le Renard ; nous allons en examiner le fond, l’idée.

La vérité que La Fontaine veut faire jaillir de son apologue est celle-ci : la liberté est le premier des biens. Cette idée est une des plus heureuses que la plume puisse avoir à développer et à mettre dans une action. Rien ne peut remplacer la liberté perdue, pas même les plus douces commodités de la vie. On a vu des oiseaux se briser la tête aux barreaux de leur cage ou se laisser mourir de faim à côté des plus délicieuses friandises. La sagesse populaire a dit : « Il vaut mieux maigrir dans la liberté que d’engraisser dans l’esclavage. » Ce sentiment n’était pas celui du peuple romain de la décadence, qui demandait à ses maîtres du pain et des spectacles : panem et circenses.

Cela dit, quels sont les deux animaux que le fabuliste va choisir pour animer son dialogue ? D’abord il lui faut un personnage qui n’ait ni foyer, ni famille, ni patrie, quelque être besoigneux, de condition laborieuse et vivant au jour le jour.

S’il lui était permis de mettre en scène les enfants de Japhet, et s’il n’avait écrit au début de son livre :

Je me sers d’animaux pour instruire les hommes,

son choix serait bientôt fait ; il nous exhiberait un de ces fils perdus de l’Égypte, sans feu ni lieu, un de ces bohémiens à mine sinistre, vigoureux et bien endenté, à barbe inculte, cheveux en désordre, à longue et maigre échine, la peau sur les os, enfin, un de ces va-nu-pieds qu’on frémirait de rencontrer la nuit au coin d’un bois. Or quel est, parmi les animaux., ce roi des truands, ce vagabond par excellence, ce Juif errant, ce zingaro que rien ne saurait assujettir à la domesticité ? C’est le loup assurément, et il était impossible à la fable de faire un choix plus judicieux.

Reste à mettre en scène le deuxième personnage : voilà le chien tout trouvé. D’abord, on l’a longtemps considéré comme un loup dégénéré et asservi par l’homme : il en a la couleur, les dehors, la mine, les allures, et il est naturel, dans une question de liberté, de mettre en présence deux frères, dont l’un a accepté les douceurs et les inconvénients de la civilisation, et dont l’autre a préféré l’indépendance famélique des forêts. D’autre part, le chien est un serviteur ; il fait bon marché de sa liberté pourvu qu’il trouve bon souper, bon gîte, et le reste. Il aime à s’étendre devant le foyer, près de ces chenets auxquels il a donné son nom ; son amour du far niente l’a fait appeler cagne, et a enrichi la langue d’un terme expressif, cagnard, pour désigner une encoignure bien exposée au soleil où vont se réchauffer les personnes souffreteuses. En un mot, c’est un voluptueux, un de ces êtres nés pour la servitude, qui se soucient peu d’avoir le cou pelé' si leur chaîne est assez longue pour leur permettre de tirer au plat.

M. Taine, dans un livre charmant, en fait un courtisan, une sorte de marquis, auquel il donne habit de velours et jabot, que son métier de parasite a engraissé, qui assiste au petit souper et est bien vu du maître. Mais laissons la parole à M. Taine, qui s’en tire si bien.

« Il a reçu du roi titres et pensions. C’est un dogue aussi puissant que beau, gras, poli, dont la tournure et l’air florissant font plaisir à voir. C’est par hasard qu’il est aux champs et rencontre le loup, maigre et hardi capitaine d’aventures. Il est citadin « et s’est fourvoyé par mégarde. » On ne le rencontre guère en pareils endroits.

« Voudriez-vous, faquins, qu’il allât exposer son habit brodé aux inclémences de la saison et imprimer ses pieds en boue ?

« C’est un seigneur, on l’aborde humblement. Le pauvre coureur à longue échine débute par un compliment. Il n’a pas la maladresse de l’interpeller comme dans Phèdre, et de lui dire du premier coup : « D’où te vient ton embonpoint ? » Il entre en propos et lui fait compliment. Surtout il ne s’avise pas de le choquer gratuitement, en se disant plus brave que lui.

« Aussi le chien répond avec un air de protection courtoise et de condescendance noble. Il donne au loup un titre honorable, l’appelle « beau sire. » Le principal mérite de Louis XIV et de son siècle fut l’établissement de cette politesse qui répand de l’agrément sur toutes les petites actions de la vie, et lie de prime abord des étrangers, même des ennemis. Ce chien, en chien poli et bien élevé, épargne l’amour-propre du loup, qui, dans Phèdre, fait lui-même l’humiliante confession de sa misère. Il la devance et l’adoucit. Il s’en charge et la rend générale et indirecte. Il plaint, non le loup lui-même, mais ses pareils. Il le console à demi de sa pauvreté, en lui rappelant que d’autres sont pauvres. Mais, sous ces dehors aimables, on voit percer le grand seigneur dédaigneux, qui, du haut de son luxe, regarde en pitié « ces cancres, ces hères, ces pauvres diables, dont la condition est de mourir de faim. » Dans Phèdre, le chien n’est qu’un valet de ferme, simple concierge, serviteur utile, « qui garde la porte, et, la nuit, défend la maison contre les voleurs. » Dans La Fontaine, il est premier gentilhomme de la chambre, huissier des entrées, chevalier de l’étiquette. Il doit « complaire à son maître, » chasser les gens mal vêtus, les mendiants, tout ce qui n’est pas digne d’être reçu dans la société choisie. Son office veut du tact, de la douceur, de la grâce, de la hauteur, tous les instincts et tous les talents de la noblesse de cour. Le chien romain est un grossier esclave, goinfre et vil, qui ne voit dans son métier que les profits de son ventre, trop heureux d’attraper les morceaux que lui jettent les esclaves et les ragoûts dont personne ne veut. Le chien français est plus délicat ; ses aubaines sont « des os de poulets et de pigeons, sans parler de mainte « caresse. » Il ne décrit pas longuement sa servitude comme fait l’autre. Il en parle d’un ton léger et dégagé, comme un homme qui ne la sent plus, ou qui ne veut plus la sentir. « Ce n’est rien ; » ou du moins c’est « peu de chose. » Il n’y fait pas attention, il ne sait pas ce qui lui a pelé le cou ; c’est peut-être son collier. Ce peut-être est bien d’un courtisan, domestique d’âme encore plus que de corps. L’aventurier retourne au bois, et le seigneur regagne sa niche. »

Peu d’écrivains ont été étudiés, de près et sous toutes les faces, comme La Fontaine : on s’est complu à l’analyser, à le commenter, à faire ressortir les beautés de ses moindres productions. Nous allons extraire de ces études ce qu’elles ont de plus général et de plus caractéristique.

OPINION DE LA BRUYÈRE.

« Plus égal que Marot et plus poète que Voiture, La Fontaine a le jeu, le tour et la naïveté de tous les deux ; il instruit en badinant, persuade aux hommes la vertu par l’organe des bêtes, élève les petits sujets jusqu’au sublime ; homme unique dans son genre d’écrire, toujours original, soit qu’il invente, soit qu’il traduise, qui a été au delà de ses modèles, modèle lui-même difficile à imiter. »

OPINION DE VAUVENARGUES.

« Lorsqu’on a entendu parler de La Fontaine, et qu’on vient à lire ses ouvrages, on est étonné d’y trouver, je ne dis pas plus de génie, mais plus même de ce qu’on appelle de l’esprit, qu’on n’en trouve dans le monde le plus cultivé. On remarque avec la même surprise la profonde intelligence qu’il fait paraître de son art ; et on admire qu’un esprit si fin ait été en même temps si naturel,

« Il serait superllu de s’arrêter à louer l’harmonie variée et légère de ses vers ; la grâce, le tour, l’élégance, les charmes naïfs de son style et de son badinage. Je remarquerai seulement que le bon sens et la simplicité sont les caractères dominants de ses écrits. Il est bon d’opposer un tel exemple à ceux qui cherchent la grâce et le brillant hors de la raison et de la nature. La simplicité de La Fontaine donne de la grâce à son bon sens, et son bon sens rend sa simplicité piquante : de sorte que le brillant de ses ouvrages naît peut-être essentiellement de ces deux sources réunies. Rien n’empêche au moins de le croire ; car pourquoi le bon sens, qui est un don de la nature, n’en aurait-il pas l’agrément ? La raison ne déplaît, dans la plupart des hommes, que parce qu’elle leur est étrangère. Un bon sens naturel est presque inséparable d’une grande simplicité ; et une simplicité éclairée est un charme que rien n’égale. »

OPINION DE CHAMFORT.

« Le style de La Fontaine est peut-être ce que l’histoire littéraire de tous les siècles offre de plus étonnant. C’est à lui seul qu’il était réservé de faire admirer, dans la brièveté d’un apologue, l’accord des nuances les plus tranchantes et l’harmonie des couleurs les plus opposées. Souvent une seule fable réunit la naïveté de Marot, le badinage et l’esprit de Voiture, des traits de la plus haute poésie, et plusieurs de ces vers que la force du sens grave à jamais dans la mémoire. Nul auteur n’a mieux possédé cette souplesse de l’âme et de l’imagination qui suit tous les mouvements de son sujet. Le plus familier des écrivains devient tout à coup et naturellement le traducteur de Virgile ou de Lucrèce, et les objets de la vie commune sont relevés chez lui par ces tours nobles et cet heureux choix d’expression qui les rendent dignes du poëme épique. Tel est l’artifice de son style, que toutes ces beautés semblent se placer d’elles-mêmes dans sa narration, sans interrompre ni retarder sa marche. Souvent même la description la plus riche, la plus brillante, y devient nécessaire, et ne paraît, comme dans la fable le Chêne et le Roseau, dans celle du Soleil et Borée, que l’exposé même du fait qu’il raconte… Veut-il faire la satire d’un vice, il raconte simplement ce que ce vice fait faire au personnage qui en est atteint, et voilà la satire faite. C’est du dialogue, c’est des actions, c’est des passions des animaux que sortent les leçons qu’il nous donne. Nous en adresse-t-il directement, c’est la raison qui parle avec une dignité modeste et tranquille. Cette bonté naïve, qui jette tant d’intérêt sur la plupart de ses ouvrages, le ramène sans cesse au genre d’une poésie simple qui adoucit l’éclat d’une grande idée, la fait descendre jusqu’au vulgaire par la familiarité de l’expression, et rend la sagesse plus persuasive en la rendant plus accessible. Pénétré lui-même du tout ce qu’il dit, sa bonne foi devient son éloquence, et produit cette vérité de style qui communique tous les mouvements de l’écrivain. Son sujet le conduit à répandre la plénitude de ses pensées, comme il épanche l’abondance de ses sentiments dans cette fable charmante où la peinture du bonheur de deux pigeons attendrit par degrés son âme, lui rappelle les souvenirs les plus chers, et lui inspire le regret des illusions qu’il a perdues. »

OPINION DE LAMENNAIS.

« La France, à cette époque (le XVIIe siècle), produisit un poète auquel les autres nations, soit anciennes, soit modernes, n’en ont aucun à comparer : nous parlons de La Fontaine, cette fleur des Gaules, qui, dans l’arrière-saison, semble avoir recueilli tous les parfums du sol natal. Ailleurs, il eût langui sans se développer jamais ; il lui fallait pour s’épanouir l’air et le soleil de la terre féconde où naquirent Joinville, Marot et Rabelais. Par la correction, la pureté de la forme, il appartient au siècle poli dont il reçut l’influence directe ; par l’esprit, la pensée, il procède des siècles antérieurs, et en cela Molière se rapproche de lui. Ses fables sont autant de petits drames où se révèle une merveilleuse connaissance de l’homme ; car c’est l’homme qui agit, converse, sous le voile symbolique des êtres inférieurs, des animaux et des plantes même.

« Le poète vous le montre sous toutes ses faces, avec ses vices et ses vertus, ses touchantes sympathies, ses ridicules et ses instincts de bonté douce et compatissante. Du gracieux enjouement, du comique malin, dont une apparente bonhomie aiguise encore le trait, il s’élève jusqu’au pathétique… Le sourire éclôt sur les lèvres, et l’instant d’après les yeux se mouillent de larmes. Qui a peint comme lui l’amitié, la tendresse naïve, la pitié secourable, le mouvement naturel d’un cœur qui se penche sur un autre cœur ? C’est proprement un charme. Il ne retrace pas seulement les caractères, les passions, les mœurs, mais aussi les misères sociales, les injustices auxquelles l’habitude rend presque indifférent ; il les fait détester, il proteste en faveur du faible contre l’abus de la force, en faveur de l’humanité contre ses oppresseurs. Héritier des vieilles traditions de liberté généreuse, lorsque tout ploie, il résiste encore, il conserve religieusement le sentiment du droit et le réveille de mille manières : il est vraiment le poète du peuple. La nature également l’attire. Qui l’a mieux observée, mieux sentie ? Qui l’a revêtue de couleurs plus vraies, plus brillantes, plus suaves ? C’est en lui qu’il faut admirer les ressources infinies, la variété inépuisable, le rhythme flexible, la richesse harmonique d’une langue qui se transforme pour tout exprimer, pour tout peindre aveu une égale perfection. Il n’est pas un seul genre, ni presque une seule nuance de style dont il n’offre un modèle achevé ; tout s’y trouve : majesté, grandeur, énergie, élégance, délicatesse, ingénuité, beauté noble et décente,

Et la grâce, plus belle encor que la beauté,

et ce je ne sais quoi d’onduleux dans son mouvement volage, de contours indécis, d’aérienne transparence, qui prête un corps à ce qui n’en a point. »

OPINION DE M. TISSOT.

« On a beaucoup loué les fables de La Fontaine ; cependant on n’a pas encore épuisé le sujet. Les principaux apologues, tels que le Chêne et le Roseau, les Animaux malades de la peste, le Berger et le Roi, les Deux Pigeons, le Chat et le vieux Rat, la Laitière et le Pot au lait, brillent d’abord par le mérite de la composition, et peuvent passer pour autant de comédies aussi vraies, aussi gaies que celles de Molière. Ainsi que le grand peintre de mœurs, le Bonhomme observe, censure jusqu’au bout les caractères de ses personnages et les représente d’une manière encore plus saillante que La Bruyère, parce qu’il les met en scène et les place dans une action. Ésope est trop simple et trop nu ; Phèdre trop sévère et même triste quelquefois ; La Fontaine jette l’enjouement à pleines mains, sans manquer pourtant ni d’élévation, ni de sérieux, ni de sensibilité, bien moins encore de raison ; la raison est, au, contraire, le fond de la trame de ses récits. Philosophe, moraliste, ami de l’humanité, indulgent pour ses semblables, plein de pitié pour le pauvre et pour l’opprimé, La Fontaine est un conseiller que l’on trouve à toute heure et qui vous enseigne le devoir en toutes choses. Avec les traits épars dans ses fables, on formerait un recueil de maximes dignes de Socrate et de Salomon ; et ces maximes, revêtues le plus souvent de toutes les grâces de l’expression poétique, sa graveraient aisément dans la mémoire. Si nous considérons La Fontaine sous le rapport du style, nous ne pourrons lui refuser un éloge tout à fait particulier : il est, de tous les écrivains de notre langue, celui qui a le mieux connu le secret de répandre de la variété dans un récit, d’unir tous les tons sans aucune disparate et avec un agrément infini pour le lecteur ; témoin la fable des Animaux malades de la peste, où l’ode, l’élégie, la satire, la comédie se trouvent si heureusement fondues. »

OPINION DE M. COUSIN.

« Tous les fabulistes anciens et modernes, et même l’ingénieux, le pur, l’élégant Phèdre, approchent-ils de notre La Fontaine ? Il compose ses personnages et les met en scène avec l’habileté de Molière ; il sait prendre dans l’occasion le ton d’Horace et mêler l’ode à la fable ; il est à la fois le plus naïf et le plus raffiné des écrivains, et son art échappe dans sa perfection même. Nous ne parlons pas des contes, d’abord parce que nous condamnons le genre, ensuite parce que La Fontaine y déploie des qualités plus italiennes que françaises, une narration pleine de naturel, de malice et de grâce, mais sans aucun de ces traits profonds, tendres, mélancoliques, qui placent parmi les plus grands poètes de tous les temps l’auteur des Deux Pigeons et du Vieillard et les trois jeunes Hommes. »

OPINION DE M. GÉRUZEZ.

« Les excursions poétiques de La Fontaine hors de son vrai domaine n’enlèvent rien à sa renommée ; elles demeurent comme inaperçues entre les rayons de sa gloire de fabuliste. Pour la postérité, il n’est pas autre chose, puisque nous devons oublier ses contes ; mais la fable, telle que l’a faite La Fontaine, est une des plus heureuses créations de l’esprit humain. C’est proprement un charme, comme il le dit, car toutes les ressources de la poésie s’y trouvent employées dans un cadre étroit. L’apologue de La Fontaine tient à l’épopée par le récit, au genre descriptif par les tableaux, au drame par le jeu des personnages et la peinture des caractères, à la poésie gnomique par les préceptes ; ce n’est pas tout, car le poète intervient souvent en personne. Le charme suprême de ces compositions, c’est la vie. L’illusion est complète ; elle va du poète, qui a été le premier séduit, au spectateur, qu’il entraîne. Homère est le seul poète qui possède cette vertu au même degré, La Fontaine a réellement sous les yeux ce qu’il raconte, et son récit est une peinture ; son âme, doucement émue du spectacle dont elle jouit seule d’abord, le reproduit en images sensibles. Là se trouve le secret principal du style de La Fontaine ; tout y est en tableaux et en figures. Cette simplicité dont on le loue n’est que dans le naturel des images qu’il choisit ou qu’il trouve pour représenter sa pensée ou plutôt son émotion. Si l’on y regarde de près, on verra que l’invention dans le langage n’a jamais été portée plus loin ; le mot abstrait ne paraît pas, la métaphore y supplée de manière à parler aux sens. Les habiles critiques qui se sont donné, sur quelques fables, le plaisir d’en analyser les beautés, n’ont pas eu d’autre soin que de signaler des images, des hypotyposes, comme disent les rhéteurs. À proprement parler, on ne lit pas les fables de La Fontaine, on les regarde ; on ne les sait pas, on les voit. Ne prenons qu’un exemple, la Mort et le Bûcheron, puisque deux grands poètes ont misérablement lutté contre le Bonhomme : ce qui tue Boileau et J.-B. Rousseau dans cette risible rivalité, c’est l’abstraction ; ce qui fait triompher La Fontaine, c’est l’image qui luit aux yeux et qui pénètre le cœur. Si l’on ajoute à cet attrait continu de la réalité vivante le plaisir que cause l’image de l’humanité, visible sous ces symboles animés, on aura les deux principes de l’intérêt universel qu’excitent les fables de La Fontaine, je veux dire l’illusion qui éveille l’imagination, et l’allusion qui porte une seconde image dans l’esprit. L’illusion qui domine et inspire si heureusement La Fontaine ne tient pas seulement à l’imagination, mais à la sensibilité : dans sa longue familiarité avec les animaux, il s’est pris pour eux, comme pour la nature, d’un amour véritable ; il les porte dans son cœur, il plaide leur cause avec éloquence, et,