Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome I.djvu/117

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et l’accroît ; on le lit dans toutes les gazettes ; il se consigne dans tous les livres ; et dès lors il devient pour tous un fait avéré ; l’indignation est au comble ; la clameur universelle. Vainement voudrait-on raisonner contre le torrent, oser essayer de le combattre, démontrer qu’on ne fournit aucune preuve, qu’on se contredit soi-même ; présenter les témoignages opposés, irrécusables, les témoignages de ceux de la profession même qu’on dit avoir administré le poison ou s’y être refusés ; soutenir qu’on ne saurait accuser d’inhumanité celui-là même qui, peu de temps auparavant, immortalisa ces mêmes hôpitaux de Jaffa par l’acte le plus sublime, le plus héroïque, en se dévouant à toucher solennellement les pestiférés, pour tromper et vaincre les imaginations malades ; qu’on ne saurait prêter une pareille idée à celui qui, consulté par les officiers de santé, pour savoir si l’on devait brûler ou seulement laver les vêtements de ces malades, faisant valoir la perte considérable qu’amènerait la première mesure, leur répond : Messieurs, je suis venu ici pour fixer l’attention et reporter l’intérêt de l’Europe sur le centre de l’ancien monde, et non pour entasser des richesses. Vainement voudrait-on faire voir que ce crime supposé eût été sans but, sans motif quelconque : le général français avait-il à craindre qu’on lui débauchât ses malades ; qu’on s’en renforçât contre lui ? voulait-il par là se délivrer tout à fait de la peste ? Mais il y réussissait également en laissant ses malades au milieu de ses ennemis, et de plus il la leur procurait. Vainement voudrait-on démontrer qu’un chef insensible, égoïste, se fût au contraire délivré de tout embarras, en laissant simplement ces malheureux après lui : ils eussent été mutilés, massacrés, il est vrai ; mais il ne fût venu dans l’idée de personne de lui adresser aucun reproche.

Tous ces raisonnements, quelque inattaquables qu’ils fussent, seraient vains, inutiles, tant sont grands et infaillibles les effets du mensonge et de la déclamation que souffle le vent des circonstances passionnées. Le crime imaginaire restera dans toutes les bouches, il se gravera dans toutes les imaginations, et pour le vulgaire et sa masse il est désormais et à jamais un fait constant et prouvé.

Ce qui surprendra ceux qui ne savent pas combien il faut se défier des rumeurs publiques, et ce que je me plais à consigner ici, pour montrer une fois de plus de quelle manière peut s’écrire l’histoire, c’est que le grand maréchal Bertrand, qui était lui-même de l’armée d’Égypte, à la vérité dans un grade inférieur qui n’admettait aucun contact direct avec le général en chef, avait cru lui-même, jusqu’à Sainte-Hélène, l’histoire de l’empoisonnement exercé sur une soixantaine de malades ; le bruit en