désespérant pas d’en venir à bout à lui seul, ne voulut attendre personne ; il renversa tout, d’abord, fit un carnage immense, et succomba. S’il eût eu seulement deux à trois mille hommes de plus, il remplissait son projet.
Les Anglais furent bien surpris quand ils jugèrent par eux-mêmes de notre situation en Égypte, et s’estimèrent bien heureux de la tournure qu’avaient prise les affaires.
Le général Hutchinson, qui recueillit la conquête, disait plus tard en Europe que, s’ils avaient connu le véritable état des choses, ils n’auraient certainement jamais tenté le débarquement ; mais on était persuadé en Angleterre qu’il n’y avait pas six mille Français en Égypte. Cette erreur venait des lettres interceptées et des intelligences dans le pays même. « Tant il est dans le caractère français, disait l’Empereur, d’exagérer, de se plaindre et de tout défigurer dès qu’on est mécontent. La foule de ces rapports pourtant n’était que le résultat de la mauvaise humeur ou des imaginations malades : il n’y avait rien à manger en Égypte, écrivait-on ; toute l’armée avait péri à chaque nouvelle bataille ; les maladies avaient tout emporté, il ne restait plus personne, etc. »
La continuité de ces rapports avait fini par persuader Pitt ; et comment ne l’eût-il pas été ? Par une bizarrerie des circonstances, les premières dépêches de Kléber adressées au Directoire et les lettres de l’armée furent reçues à Paris précisément par l’ancien général d’Égypte, qui venait d’exécuter le dix-huit brumaire ; et qu’on explique, si l’on peut, les contradictions qu’elles renfermaient ; qu’on se serve, si l’on veut ensuite, d’autorités individuelles pour soutenir son opinion. Kléber, général en chef, mandait au Directoire qu’il n’avait que six mille hommes ; et, dans le même paquet, les états de l’inspecteur aux revues en montraient au-delà de vingt mille. Il disait qu’il était sans argent, et les comptes du trésor montraient de grandes sommes. Il disait que l’artillerie n’était plus qu’un parc retranché, vide de toutes munitions, et les états de cette arme constataient des approvisionnements pour plusieurs campagnes. « Aussi, disait Napoléon, si Kléber, en vertu du traité qu’il avait commencé, avait évacué l’Égypte, je n’eusse pas manqué de le mettre en jugement à son arrivée en France. »
Qu’on juge, d’après les lettres de Kléber, le général en chef, ce que pouvaient être celles d’un rang inférieur, celles des simples soldats. Voilà cependant ce que les Anglais interceptaient tous les jours, ce qu’ils ont imprimé, ce qui a dirigé leurs opérations, ce qui aurait dû leur coûter bien cher. L’Empereur, dans toutes ses campagnes, disait-il, a toujours vu le même effet des lettres interceptées, et quelquefois il en a recueilli de grands fruits.