Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome I.djvu/158

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Cependant l’Empereur ne se trouvait pas encore assez occupé, le travail était sa seule ressource, et ce qu’il avait déjà dicté avait pris assez de couleur pour l’y attacher encore davantage. Il allait atteindre bientôt l’époque de son expédition d’Égypte, il avait souvent parlé d’y employer le grand maréchal ; d’un autre côté, ceux d’entre nous qui demeuraient à la ville y étaient mal, et s’y trouvaient malheureux d’être éloignés de l’Empereur. Leur caractère s’aigrissait par cette circonstance, et des contrariétés de toute espèce venaient ajouter à leur chagrin. Je suggérai à l’Empereur de nous employer tous ensemble à son travail, et d’attaquer ainsi tout à la fois les campagnes d’Italie, celles d’Égypte, le consulat, le retour de l’île d’Elbe. Les heures lui deviendraient plus courtes ; ce bel ouvrage, la gloire de la France, marcherait plus vite, et ces messieurs seraient beaucoup moins malheureux. Cette idée lui sourit, et, à compter de cet instant, un ou deux de ces messieurs venaient régulièrement recevoir la dictée de l’Empereur : ils la lui rapportaient le lendemain, restaient à dîner, et lui procuraient ainsi un peu plus de diversion.

Nous nous étions arrangés aussi de manière à ce qu’insensiblement l’Empereur se trouvât un peu mieux, sous bien des rapports. En prolongement de la chambre qu’il occupait, on dressa une assez grande tente que m’avait fait offrir le général-colonel du 53e. Le cuisinier de l’Empereur vint s’établir à Briars ; on tira du linge des malles, on sortit l’argenterie, et le premier dîner de la sorte se trouva être une petite fête. Mais les soirées demeuraient toujours aussi difficiles à passer ; l’Empereur retournait quelquefois dans la maison voisine ; quelquefois il essayait de marcher hors de sa chambre ; plus souvent encore il y demeurait à causer, cherchant à atteindre dix ou onze heures. Il redoutait de se coucher trop tôt : il s’éveillait alors au milieu de la nuit, et, cherchant à fuir ses réflexions, il était obligé de se relever pour lire.

Un de ces jours, à dîner, l’Empereur trouva sous ses yeux une de ses propres assiettes de campagne aux armes royales. « Comme ils m’ont gâté tout cela ! » dit-il en expressions bien autrement énergiques ; et il ne put s’empêcher d’observer que le roi s’était bien pressé de prendre possession de ces objets ; qu’à coup sûr il ne pouvait réclamer cette argenterie comme lui ayant été enlevée, qu’elle était bien incontestablement à lui, Napoléon ; car quand il monta sur le trône il ne s’était trouvé nul vestige de propriété royale ; en le quittant, il avait laissé à la couronne cinq millions d’argenterie, et peut-être quarante ou cinquante millions de meubles ; le tout de ses propres deniers provenant de sa liste civile.

L’Empereur, dans la conversation d’une de ses soirées, a raconté l’évè-