Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome I.djvu/240

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dant les honneurs prescrits à l’auguste captif. Son cheval, vif et indocile, peu accoutumé à tout ce spectacle et effrayé par le tambour, se refusait obstinément à franchir le seuil, et ce n’est que par la force de l’éperon que le cavalier est venu à bout de l’y lancer ; et alors aussi des regards significatifs se sont échangés involontairement entre ceux qui formaient son escorte ; et nous nous sommes trouvés enfin dans notre nouvelle demeure.

L’amiral s’est empressé de tout montrer dans les plus petits détails : il avait constamment tout dirigé, certains ouvrages étaient même de ses mains. L’Empereur a trouvé le tout très bien ; l’amiral s’en est montré des plus heureux ; on voyait qu’il avait redouté la mauvaise humeur et le dédain ; mais l’Empereur au contraire témoignait une bonté parfaite.

Il s’est retiré vers les six heures et m’a fait signe de le suivre dans sa chambre. Il a parcouru alors divers petits meubles qui s’y trouvaient, s’informant si j’en avais autant ; sur la négative, il me les a fait emporter avec une grâce charmante, disant : « Prenez toujours ; pour moi je ne manquerai de rien, on me soignera plus que vous. » Il se trouvait très fatigué ; il m’a demandé s’il n’en portait pas les traces. C’était le résultat de cinq mois d’un repos absolu : il avait beaucoup marché le matin, et venait de faire quelques milles à cheval.

Cette nouvelle demeure se trouvait garnie d’une baignoire que l’amiral était venu à bout de faire exécuter tant bien que mal par ses charpentiers. L’Empereur, qui avait été privé de bains depuis la Malmaison, et pour qui ils étaient devenus une des nécessités de la vie, a voulu en prendre un dès l’instant même. Il m’a dit de lui tenir compagnie durant ce temps, et là il traçait les petits détails de notre établissement nouveau ; et comme le local qu’on m’avait assigné était des plus mauvais, il a voulu que je m’établisse durant le jour, dans ce qu’il a appelé son cabinet topographique, attenant à son propre cabinet, le tout, disait-il, afin que je me trouvasse moins éloigné de lui. Tout cela était dit avec une bonté qui me pénétrait. Il l’a poussée même jusqu’à me dire, à plusieurs reprises, qu’il fallait que je vinsse le lendemain prendre aussi un bain dans sa baignoire ; et sur ce que mon attitude s’en excusait par un respect profond et une retenue indispensable : « Mon cher, a-t-il dit, en prison il faut savoir s’entraider. Je ne saurais, après tout, occuper cette machine tout le jour, et ce bain vous ferait autant de bien qu’à moi. » On eût dit qu’il cherchait à me dédommager de ce que j’allais le perdre, de ce que je ne serais plus le seul auprès de lui.

Après son bain, l’Empereur ne voulant pas se rhabiller a dîné dans sa chambre et m’a retenu avec lui ; nous étions seuls, la conversation a