Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome I.djvu/253

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serai plus assez puissant pour faire condamner votre mari. Elle brûla la lettre, et me parut bien heureuse ; son mari est depuis tranquille, deux heures plus tard il était perdu. Tu vois donc que j’aime les femmes bonnes, naïves et douces ; mais c’est que celles-là seules le ressemblent, etc., etc. » (6 novembre 1806, à neuf heures du soir.)

Quant à ce grand échafaudage de police et d’espionnage dont parlait le mauvais livre que nous venons de parcourir, échafaudage qui a fait tant de bruit dans le monde à la même époque, quel État du continent peut se vanter d’en avoir eu moins que le gouvernement français ? Et cependant quel terrain pouvait en demander plus que la France ? Quelles circonstances le commandaient plus impérieusement ? Tous les pamphlets de l’Europe se sont dirigés sur ce point, pour rendre odieux chez autrui ce qu’ils cherchaient par là à cacher d’autant plus chez eux. Toutefois ces mesures, si nécessaires en principe, avilissantes sans doute dans leurs détails, n’ont jamais été traitées que fort en grand par l’Empereur, et toujours d’après sa maxime constante, qu’il n’y a que ce qui est indispensable qui doive être fait. Je l’ai souvent entendu, au Conseil d’État, se faire rendre compte de ces objets, les traiter avec une sollicitude particulière, les corriger, chercher à en prévenir les inconvénients, créer des commissions de son conseil pour aller visiter les prisons, et lui faire des rapports directs. Employé moi-même dans une mission de cette nature, j’ai pu me convaincre, en effet, de tous les abus, de toutes les vexations des subalternes ; mais aussi de toute l’inclination et de l’extrême désir du souverain de les réprimer.

L’Empereur voulut même, disait-il, chercher à relever, aux yeux des peuples, cette branche d’administration que flétrissaient en quelque sorte les préjugés et l’opinion, en la confiant à quelqu’un dont le caractère et la moralité seraient sans reproches. Il fit appeler en 1810, à Fontainebleau, un de ses conseillers d’État, M. Pasquier, qui avait été émigré, ou à peu près. Sa famille, de l’ancien parlement, sa première éducation, ses premières opinions, tout eût pu le rendre suspect à quelqu’un de plus défiant que l’Empereur. Dans le cours de la conversation, il lui demanda : « Si le comte de Lille se découvrait maintenant à Paris, et que vous fussiez chargé de la police, le feriez-vous arrêter ? – Oui, sans doute, répondit le conseiller d’État, parce qu’il aurait rompu son ban, et qu’il y serait en opposition à toutes les lois existantes. » Et l’Empereur continuant à poser des questions auxquelles il fut répondu à sa satisfaction, il termina, disant : « Eh bien retournez à Paris, je vous y fais mon préfet de police. »

Quant au secret des lettres sous le gouvernement de Napoléon, quoi qu’on en ait dit dans le public, on en lisait très peu à la poste, assurait l’Empereur : celles qu’on rendait aux particuliers, ouvertes ou recachetées, n’avaient pas été lues la plupart du temps ; jamais on n’en eût fini. Ce moyen était employé bien plus pour prévenir les correspondances