Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome I.djvu/351

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traiter avec magnificence et nous persuader que nous sommes très bien, on nous amène à nous récrier sur ce que nous sommes très mal et sur ce que nous manquons de tout. Si l’on s’avisait de supposer, sur notre silence, que nous sommes heureux, qu’on apprenne du moins que la seule force de notre moral peut nous faire résister à des maux que les expressions ne sauraient rendre.


Première saignée de mon fils. – L’empereur me donne un cheval. – Progrès de l’Empereur dans l’anglais.


Vendredi 2 au mardi 6.

Mon fils depuis longtemps souffrait de la poitrine, il avait de fortes palpitations ; j’ai réuni trois chirurgiens, ils l’ont condamné à la saignée. C’est du reste en ce moment, chez les Anglais, le remède en faveur, la panacée universelle ; ils l’emploient pour tout et pour rien.

Vers le milieu du jour nous avons fait un tour en calèche. Au retour de la promenade, l’Empereur s’est fait amener un cheval qu’on venait d’acheter ; il était fort beau et d’une jolie tournure ; il l’a fait essayer, l’a trouvé fort bien, et me l’a donné à l’instant même, avec une bonté toute particulière. Je n’ai pu en faire usage, il s’est trouvé vicieux, et a passé alors au général Gourgaud, meilleur écuyer que moi.

Le 3 a été affreux, la pluie a été constante, impossible de sortir. Le mauvais temps a duré plusieurs jours de la sorte ; jamais je n’aurais soupçonné que nous pussions être aussi longtemps sans la possibilité de nous hasarder dehors.

L’humidité nous enveloppait de toutes parts, la pluie gagnait au travers de notre toiture. Nos heures intérieures se ressentent de ce mauvais temps du dehors ; j’en étais triste apparemment.

« Qu’avez-vous ? me disait l’Empereur un de ces matins ; depuis quelques jours vous changez, serait-ce le moral ? vous feriez-vous des Dragons à la manière de madame de Sévigné ? » Je répondais : « Sire, c’est le physique, l’état de mes yeux m’attriste à la mort ; car le moral, je sais le tenir en bride ; et Votre Majesté m’a donné des éperons qui seraient une dernière et victorieuse ressource. »

Cependant l’Empereur travaillait trois, quatre, jusqu’à cinq heures de temps à l’anglais ; les progrès devenaient réellement très grands, il en était parfois frappé lui-même, et s’en réjouissait en enfant. Il disait un de ces jours à table, et il répète souvent, qu’il me doit cette conquête, et qu’elle est bien grande. Je n’y aurai pourtant en d’autre mérite que celui que j’ai employé pour les autres travaux de l’Empereur, d’avoir osé en donner l’idée, d’y être revenu sans cesse ; et, une fois entamée,