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Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome I.djvu/375

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jeta-t-il une coalition sur le dos au moment où je levais le bras pour frapper. Jamais l’oligarchie anglaise ne courut de plus grand péril.

« Je m’étais ménagé la possibilité du débarquement ; je possédais la meilleure armée qui fût jamais, celle d’Austerlitz, c’est tout dire. Quatre jours m’eussent suffi pour me trouver dans Londres ; je n’y serais point entré en conquérant, mais en libérateur : j’aurais renouvelé Guillaume III, mais avec plus de générosité et de désintéressement. La discipline de mon armée eût été parfaite, elle se fût conduite dans Londres comme si elle eût été encore dans Paris : point de sacrifices, pas même de contributions exigées des Anglais ; nous ne leur eussions pas présenté des vainqueurs, mais des frères qui venaient les rendre à la liberté, à leurs droits. Je leur eusse dit de s’assembler, de travailler eux-mêmes à leur régénération, qu’ils étaient nos aînés en fait de législation politique ; que nous ne voulions y être pour rien, autrement que pour jouir de leur bonheur et de leur prospérité, et j’eusse été strictement de bonne foi. Aussi quelques mois ne se seraient pas écoulés, que ces deux nations, si violemment ennemies, n’eussent plus composé que des peuples identifiés désormais par leurs principes, leurs maximes, leurs intérêts ; et je serais parti de là pour opérer, du Midi au Nord, sous les couleurs républicaines (j’étais alors Premier Consul), la régénération européenne, que plus tard j’ai été sur le point d’opérer du Nord au midi sous les formes monarchiques. Et ces deux systèmes pouvaient être également bons, puisqu’ils tendaient tous les deux au même but, et se seraient tous deux opérés avec fermeté, modération et bonne foi. Que de maux qui nous sont connus, que de maux que nous ne connaissons pas encore eussent été épargnés à cette pauvre Europe ! Jamais projet plus large dans les intérêts de la civilisation ne fut conçu avec des intentions plus généreuses, et n’approcha davantage de son exécution. Et, chose bien remarquable, les obstacles qui m’ont fait échouer ne sont point venus des hommes ; ils sont tous venus des éléments ; dans le midi, c’est la mer qui m’a perdu ; et c’est l’incendie de Moscou, les glaces de l’hiver, qui m’ont perdu dans le Nord ; ainsi, l’eau, l’air et le feu, toute la nature, et rien que la nature, voilà quels ont été les ennemis d’une régénération universelle, commandée par la nature même !… Les problèmes de la Providence sont insolubles ! ! !… »

Après quelques instants de silence, l’Empereur en est revenu à développer son invasion. « On croyait, a-t-il dit, que mon invasion n’était qu’une vaine menace, parce qu’on ne voyait aucun moyen raisonnable