Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome I.djvu/422

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oublier les évènements et les hommes, jouissait en apparence du calme et de la paix d’une solitude profonde, dédaignant, par distraction ou par mépris, de s’apercevoir des inconvénients, ou des privations dont on l’environnait ; s’il en exprimait parfois quelque chose, ce n’était que réveillé par l’importunité de quelque Anglais, ou excité par le récit des outrages faits aux siens. Toute sa journée était remplie par ses dictées ; le reste du temps donné au délassement d’une conversation toute privée. Il ne mentionnait point les affaires de l’Europe ; parlait rarement de l’empire, fort peu du consulat, mais beaucoup de son généralat d’Italie, et bien plus encore, et presque constamment, des plus minutieux détails de son enfance et de sa première jeunesse. Ces derniers sujets surtout semblaient, en cet instant, d’un charme tout particulier pour lui. On eût dit qu’ils lui procuraient un oubli complet ; ils le portaient même à la gaieté. C’était presque uniquement de ces objets qu’il remplissait les heures nombreuses de ses promenades nocturnes au clair de lune.

Enfin notre établissement à Longwood fut une quatrième et dernière nuance. Toutes nos situations jusque-là n’avaient été qu’éphémères et transitoires. Cette dernière devenait fixe, et menaçait d’être durable. Là allaient commencer réellement notre exil et nos destinées nouvelles. L’histoire les prendrait là ; les regards de l’univers allaient nous y considérer. L’Empereur, semblant faire ce calcul, régularise tout ce qui l’entoure, et prend l’attitude de la dignité qu’opprime la force ; il trace autour de lui une enceinte morale derrière laquelle il se défend à présent pouce à pouce contre les inconvenances et les outrages ; il ne passe plus rien à ses persécuteurs, il se montre susceptible sur les formes, hostile contre toute entreprise. Les Anglais n’avaient pas douté que l’habitude ne produisît enfin la familiarité. L’Empereur les ramène au premier jour, et le respect le plus profond se manifeste.

Ce ne fut pas pour nous une petite surprise ni une légère satisfaction que d’avoir à nous dire que, sans savoir comment ni pourquoi, il devenait pourtant visible que, dans l’esprit et aux regards des Anglais, l’Empereur se trouvait à présent plus haut qu’il ne l’avait été jusque-là ; nous pouvions même nous apercevoir que ce sentiment allait chaque jour croissant.

Avec nous, l’Empereur reprit tout à fait, dans ses conversations, l’examen des affaires de l’Europe. Il analysait les projets et la conduite des souverains ; il leur opposait la sienne, jugeait, tranchait, parlait de son règne, de ses actes ; en un mot, nous retrouvions l’Empereur, et tout Napoléon. Ce n’est pas qu’il eût jamais cessé de l’être un instant pour notre dévouement et nos soins, ni que, de notre côté, nous eussions à