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Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome I.djvu/467

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Nous avons rejoint l’Empereur au jardin, et lui avons parlé de la déconfiture de l’amiral ; il ignorait tout. Par la plus singulière fatalité, le hasard seul avait amené cette circonstance ; mais il en a été ravi, disait-il ; il en riait aux éclats, il s’en frottait les mains : c’était la joie d’un enfant, celle d’un écolier qui vient d’attraper son régent.

« Ah ! mon bon Noverraz, a-t-il dit, tu as donc eu une fois de l’esprit. Vous verrez qu’il m’aura entendu dire que je ne voulais plus voir l’amiral, et il se sera cru obligé de lui fermer la porte au nez : c’est charmant ! Il n’y aurait pourtant pas à se jouer avec ce bon Suisse ; si j’avais le malheur de dire qu’il faut se défaire du gouverneur, il serait homme à le tuer à mes yeux. Du reste, continuait plus gravement l’Empereur, c’est la faute du gouverneur ; que ne demandait-il l’amiral ? d’autant plus qu’il m’avait fait dire ne pouvoir m’être présenté que par lui ; que ne l’a-t-il fait demander encore, quand il m’a présenté ses officiers ? C’est donc tout à fait sa faute. Au demeurant, l’amiral y a gagné sans doute, je n’eusse pas manqué de l’apostropher en présence de tous ses compatriotes. Je lui aurais dit que, par le sentiment de l’habit militaire que nous portions tous deux depuis quarante ans, je le plaignais d’avoir, aux yeux du monde, compromis, dégradé son ministère, sa nation, son souverain, en manquant, sans nécessité et sans discernement, à un des plus vieux soldats de l’Europe : je lui eusse reproché de m’avoir débarqué à Sainte-Hélène comme un galérien de Botany-Bay ; je lui eusse dit que, pour un véritable homme d’honneur, je devais être plus vénérable sur un roc que sur mon trône au milieu de mes armées. »

La force, la nature de ces paroles, mirent fin à toute gaieté et terminèrent la conversation.

Mais puisque nous sommes sur le compte de l’amiral, et qu’il va nous quitter ; résumons ici, et avec autant d’impartialité que peuvent l’admettre notre situation et notre mauvaise humeur, les torts que nous avons à lui reprocher, le tout pour n’y plus revenir.

Nous ne pouvions lui passer la familiarité affectée dont il usait avec nous, bien que nous y répondissions peu ; nous lui pardonnions encore moins d’avoir osé essayer de l’étendre jusqu’à l’Empereur nous ne pouvions lui pardonner non plus l’air gonflé et satisfait de lui-même avec lequel il l’appelait général. Certes, l’Empereur avait immortalisé ce titre ; mais le terme, le ton et l’intention étaient autant d’outrages.

En arrivant dans l’île, il avait jeté l’Empereur dans une chambre de quelques pieds en carré, et l’y avait retenu deux mois, bien qu’il existât