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fants, malgré ses angoisses paternelles, au salut de la patrie ; il en avait fait un monstre d’orgueil, immolant ses enfants à sa situation présente, à son nom, à sa célébrité. Tout le nœud de la pièce, continuait-il, était conçu à l’avenant. Tullie était une forcenée qui mettait le marché à la main pour son lit, et non une femme tendre, dont la séduction et l’influence dangereuse pouvaient entraîner au crime, etc., etc.


Établissement français sur le fleuve Saint-Laurent – L’Empereur eût pu gagner l’Amérique – Sur la politique du cabinet anglais – Carnot au moment de l’abdication.


Dimanche 26.

L’Empereur m’a fait appeler vers les deux heures. Nous avons parcouru quelques journaux.

Les journaux nous apprenaient que son frère Joseph avait acheté de grandes propriétés au nord de l’État de New-York, sur le fleuve Saint-Laurent, et qu’un grand nombre de Français se groupaient autour de lui, de manière à fonder bientôt un établissement. On faisait observer que le choix du lieu semblait être fait dans les intérêts des États-Unis, et en opposition à la politique de l’Angleterre ; car, dans le Sud, à la Louisiane par exemple, les réfugiés n’auraient pu avoir d’autres vues et d’autre avenir que le repos et la prospérité domestique ; tandis qu’aux lieux où on les plaçait, il était évident qu’ils devaient devenir bientôt un attrait naturel pour la population du Canada déjà française, et former par la suite une forte barrière ou même un point hostile contre les Anglais, qui en sont encore les dominateurs. L’Empereur disait que cet établissement devait compter en peu de temps une réunion d’hommes très forts dans tous les genres. S’ils remplissaient leur devoir, ajoutait-il, il sortirait de là d’excellents écrits, des réfutations victorieuses du système qui triomphe aujourd’hui en Europe. L’Empereur avait déjà eu à l’île d’Elbe quelque idée semblable.

De là il est passé à récapituler tout ce qu’il avait donné aux membres de sa famille, les sommes qu’ils pouvaient avoir recueillies ; elles devaient être très considérables. Lui seul, remarquait-il, n’avait rien ; s’il se trouvait, avec le temps, posséder quelque chose en Europe, il ne le devrait qu’à la prévoyance et aux combinaisons de quelques amis.

Si l’Empereur eût gagné l’Amérique, il comptait, disait-il, appeler à lui tous ses proches ; il supposait qu’ils eussent pu réaliser au moins quarante millions. Ce point serait devenu le noyau d’un rassemblement national, d’une patrie nouvelle. Avant un an, les évènements de la France, ceux de l’Europe auraient groupé autour de lui cent millions et soixante mille individus, la plupart de ceux-ci ayant propriétés, talents