Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome I.djvu/678

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beaucoup d’esprit les rapports du gouverneur avec nous, ses mesures subalternes, son peu d’égards, le rétréci de sa police, le ridicule de sa gestion, son ignorance des affaires et des manières. « Nous avions, disait-il, à nous plaindre sans doute de l’amiral, mais au moins était-il Anglais ; au lieu que celui-ci n’est qu’un mauvais sbire d’Italie. Nous n’avons pas les mêmes mœurs, disait-il, nous ne saurions nous entendre ; nos sentiments ne parlent pas le même langage : il ne se doute pas que des monceaux de diamants ne sauraient effacer l’arrestation qu’il est venu faire d’un de nos domestiques, presque à mes yeux. Depuis ce jour-là, il a répandu la pâleur sur toute ma maison. »

Au retour, nous ayons déjeuné dans le jardin. Le soir, le temps s’est passé à tracer le budget de celui qui, à Paris, aurait cinquante mille livres de rente : l’écurie, disait l’Empereur, devait y entrer pour un sixième, la table pour un quart, etc.

J’ai déjà dit qu’il aimait ces calculs, qui prenaient toujours quelque chose de neuf et de piquant dans sa bouche.

La conversation a conduit à des détails plus curieux sur la liste civile et les dépenses de la maison de l’Empereur. Voici ce que j’en ai recueilli :

La table était d’un million ; et pourtant le dîner de la personne de l’Empereur n’était dans ce compte que pour cent francs par jour. Jamais on n’a pu arriver à le faire manger chaud, parce qu’une fois au travail on ne savait jamais quand il quitterait ; aussi, l’heure du dîner venue, on mettait pour lui des poulets à la broche de demi-heure en demi-heure ; et l’on en a vu rôtir des douzaines avant d’atteindre celui qui lui a été présenté.

De là on est passé aux avantages d’une bonne comptabilité. L’Empereur citait surtout sur ce point MM. de Mollien et La Bouillerie. Le premier avait ramené le trésor public à une simple maison de banque ; si bien que l’Empereur, dans un seul tout petit cahier, avait, disait-il, constamment sous les yeux l’état complet de ses affaires, sa recette, sa dépense, ses arriérés, ses ressources, etc., etc.

L’Empereur disait avoir eu dans ses caves, aux Tuileries, jusqu’à quatre cents millions en or qui étaient tellement à lui, qu’il n’en existait d’autres traces qu’un petit livret dans les mains de son trésorier particulier. Tout s’est fondu à mesure, et surtout lors des revers, dans les dépenses de l’État. Comment aurait-il pu, disait-il, songer à s’en réserver quelque chose ? il s’était identifié tout à fait avec la nation.

Il disait encore avoir fait entrer en France plus de deux milliards de