Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome I.djvu/724

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J’ai suivi l’Empereur au jardin, il y a beaucoup causé sur des objets qu’on venait de nous envoyer d’Angleterre : c’était principalement des meubles ; il a fait ressortir le peu de grâce et la gaucherie de ceux qui étaient chargés de nous les remettre ; en nous offrant, faisait-il observer, même ce qui nous eût été le plus agréable, ils trouvaient encore moyen de nous offenser ; aussi était-il bien déterminé à n’en pas faire usage, et il avait déjà fait remercier pour deux fusils de chasse qui étaient particulièrement destinés à lui être offerts. L’Empereur a voulu déjeuner en plein air, et nous y a tous fait appeler.

La conversation s’étant trouvée sur la mode et les parures, l’Empereur a dit qu’un moment il avait voulu proscrire l’usage du coton en France, pour mieux soutenir les batistes et les linons de nos villes de la Flandre. L’impératrice Joséphine s’était révoltée, elle avait poussé les hauts cris : il avait fallu y renoncer.

L’Empereur était très causant, le temps fort doux et assez agréable : il s’est mis à marcher dans l’espèce d’allée perpendiculaire à la face de la maison. La conversation s’est fixée sur l’époque fameuse de Tilsit ; voici les détails précieux que j’en ai recueillis :

L’Empereur racontait que si la reine de Prusse était venue au commencement des négociations, elle eût pu influer beaucoup sur leur résultat ; heureusement elle arriva les choses assez avancées pour que l’Empereur pût se décider à conclure vingt-quatre heures après. On a pensé que le roi l’en avait empêchée jusque-là par un commencement de jalousie contre un grand personnage ; et cette jalousie, disait l’Empereur, n’était pas, assurait-on, sans quelque léger fondement.

Dès le moment de son arrivée, l’Empereur se rendit chez elle pour lui faire visite. La reine de Prusse, disait-il, avait été très belle, mais elle commençait à perdre de sa première jeunesse.

L’Empereur dit que cette reine le reçut comme mademoiselle Duchesnois dans Chimène, demandant, criant justice ; renversée en arrière, en un mot tout à fait en scène ; c’était de la véritable tragédie : il en fut un moment interloqué, et il n’imagina, dit-il, d’autre moyen de se débarrasser qu’en ramenant la chose au ton de la haute comédie ; ce qu’il essaya en lui avançant un siège et la forçant de s’y asseoir ; elle n’en continua pas moins du ton le plus pathétique. « La Prusse s’était aveuglée sur sa puissance, disait-elle ; elle avait osé combattre un héros, s’opposer aux destinées de la France, négliger son heureuse amitié : elle en était bien punie !… La gloire du grand Frédéric, ses souvenirs, son héritage, avaient trop enflé le cœur de la Prusse, ils causaient sa