Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome I.djvu/759

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de motifs d’attention de ma part que je m’en étonne, et me dis qu’il faut que vous ayez admirablement manœuvré pour vous y refuser ; il faut que vous ne l’ayez pas voulu. Ce qu’il y a de bien certain, c’est que ce n’est qu’en cet instant que tout cela me revient, et que, lors de notre départ et encore longtemps après, vous ne m’avez jamais représenté, à votre nom et à votre figure près, que quelqu’un de neuf et sur lequel je ne savais rien. Tâchez de comprendre cela, expliquez-le si vous pouvez ; mais c’est pourtant de la sorte.

« Aussi pourquoi n’avez-vous pas mieux employé vos amis ? Pourquoi n’êtes-vous pas venu vous-même à moi ? – Sire, tous ceux qui vous approchaient de fort près ne songeaient guère qu’à eux, leur amitié n’allait pas au-delà de la bienveillance. Parler, demander pour un autre s’appelait user son crédit, et on le réservait tout entier pour soi ; d’ailleurs, une fois moi-même auprès de votre personne, il ne convenait plus que d’autres vous parlassent pour moi que moi-même. Or, Sire, les moments étaient si courts, vos dispositions pour moi si incertaines, il fallait tellement en peu de mots frapper votre esprit, j’étais si peu sûr de me bien faire entendre, je craignais tant de laisser une impression défavorable, de me perdre tout à fait, que je préférais m’en abstenir ; car ce n’était pas tout que d’avoir de l’intrigue, encore fallait-il qu’elle portât son résultat. – Eh bien, disait l’Empereur, vous avez peut-être tout aussi bien fait ; vous avez jugé la chose à merveille : avec ce que je connais de vous à présent, votre réserve, votre timidité, vous vous seriez peut-être en effet perdu. Je me rappelle aussi, car tout me revient à présent peu à peu, une circonstance qui vous a peut-être été défavorable. M. de Montesquiou, en vous proposant pour chambellan, vous donna une très grande fortune. Bientôt après, je sus le contraire, non que cela dût vous faire tort, ni qu’il y eût rien de personnel contre vous ; mais d’autres qui auraient voulu être chambellans se récrièrent sur ce qu’on ne les avait pas préférés pour leur grande fortune, ou bien encore vous citaient, si on leur objectait qu’ils n’en avaient pas assez. C’est ainsi que cela se passe à la cour.

« – Mais c’est donc à dire, continuais-je, Sire, qu’avec mon caractère, j’étais destiné à n’être jamais connu de Votre Majesté ? – Si fait, disait l’Empereur, et c’était à peu près obtenu. Ne vous avais-je pas renommé chambellan à mon retour ? Le nombre en fut très petit : ne fûtes-vous pas immédiatement conseiller d’État ? C’est que vous étiez de l’ancienne aristocratie ; vous aviez été émigré, et vous aviez résisté à une grande épreuve, à celle des Bourbons ; ce devenait un titre im-