Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome I.djvu/831

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

du général Mallet). Ce que j’aurais cru pouvoir faire de mon chef il y a quelques jours, je ne puis désormais me le permettre sans une décision supérieure. – Et je ne sais pas ce qui en arriva. »

L’empereur s’est arrêté quelque temps sur les abus que je venais d’exprimer, puis il a conclu : « D’abord, mon cher, pour procéder régulièrement, il faudrait savoir si l’on vous a dit vrai ; il faudrait entendre contradictoirement ceux qui sont accusés ; ensuite il est vrai de confesser tout bonnement que les abus sont inhérents à toute société humaine. Voyez que presque tout ce dont vous vous plaignez se trouve commis précisément par ceux-là mêmes qui avaient charge expresse de l’empêcher ; aussi un de mes rêves, nos grands évènements de guerre accomplis et soldés, de retour à l’intérieur, en repos et respirant, eût été de chercher une demi-douzaine ou une douzaine de vrais bons philanthropes, de ces braves gens ne vivant que pour le bien, n’existant que pour le pratiquer ; je les eusse disséminés dans l’empire, qu’ils eussent parcouru en secret pour me rendre compte à moi-même : ils eussent été les espions de la vertu ! Ils seraient venus me trouver directement ; ils eussent été mes confesseurs, mes directeurs spirituels, et mes décisions avec eux eussent été mes bonnes œuvres secrètes. Ma grande occupation, lors de mon entier repos, eût été, du sommet de ma puissance, de m’occuper à fond d’améliorer la condition de toute la société. Et c’est parce que je savais très bien que toute cette fourmilière d’abus devait exister, parce que je voulais sauver ou rendre plus difficiles les tyrannies subalternes et intermédiaires que j’avais imaginé, pour notre temps de crise, mon organisation des prisons d’État. – Oui, Sire ; mais elle fut loin de faire fortune dans nos salons, et ne contribua pas peu à vous rendre impopulaire. Nous criâmes de tous côtés aux nouvelles Bastilles, au renouvellement des lettres de cachet. – Je le sais bien, a dit l’Empereur, cela fut répété par toute l’Europe, et me rendit odieux. Et pourtant voyez quel peut être l’empire des mots, envenimés encore par la mauvaise foi ! Le tout vint principalement de la gaucherie du titre de mon décret, qui me passa par distraction ou autrement ; car, au fond, je soutiens que cette loi était un grand bienfait, et rendait en France la liberté individuelle plus complète, plus assurée qu’en aucun autre pays de l’Europe.

« Après les crises dont nous sortions, a-t-il dit, avec les factions qui nous avaient divisés, les complots qui avaient été tramés, ceux qu’on tramait encore, des emprisonnements étaient indispensables, et ils n’étaient qu’un bienfait, car ils remplaçaient l’échafaud. Or, je voulus